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Le pouvoir n’était pas encore mis au concours, on ne considérait pas la souveraineté nationale comme un trésor qu’il faille diviser exactement entre tous les habitans mâles ; deux partis, tous deux aristocratiques, tous deux armés de la puissance sociale, se disputaient seulement le pouvoir et l’exerçaient tour à tour. Le même système électoral leur convenait. On entrait dans la politique comme on entre dans le monde, où on a une place toute marquée. Les grands propriétaires pouvaient, dans leurs bourgs, faire nommer leurs parens, leurs cliens. Ce patronage profitait souvent à des hommes de plaisir, des parasites ; il savait chercher pourtant les Pitt, Fox, Burke, Tierney, Sheridan, Canning, Brougham, Macaulay.


II

Le vieux système électoral anglais eut les conséquences suivantes : il établit une solidarité secrète entre les partis politiques ; l’un voulait donner plus, l’autre donner moins à la couronne, aucun ne voulait perdre son privilège. Il associait l’idée de puissance politique avec l’idée de richesse, de possession ; il la matérialisait, la rendait inviolable, habituait la nation à croire que les maîtres du sol anglais devaient être les maîtres de tout. Il opposait au raffinement et à la corruption des cours une certaine rusticité énergique, jalouse, fière. — Il confondit de très bonne heure les bourgeois et les nobles[1], car les fils cadets des grandes familles entrèrent dans la chambre basse, les aînés s’y mêlèrent aux affaires publiques du vivant de leur père ; les deux états apprirent à vivre, à raisonner, à discuter, à penser en commun.

Le tiers et la noblesse ne se trouvèrent pas tout d’un coup, ainsi qu’il arriva en France en 89, en face l’un de l’autre comme deux masses aveugles, impénétrables, dont l’une devait écraser et renverser l’autre. La bourgeoisie et l’aristocratie étaient liées par des nœuds séculaires ; le parlement était comme un arbre dont les branches et les racines vivent du même air et de la même eau. Le préjugé, la haine, l’ignorance, n’élevaient pas un mur infranchissable entre les grands et le peuple ; la race gouvernante n’était pas devenue une espèce nouvelle. Le pouvoir absolu n’avait eu ni le temps ni l’occasion de créer une société artificielle, de passer un niveau sur l’aristocratie comme sur le peuple ; l’organisation politique n’était l’œuvre ni du caprice, ni d’une volonté unique, ni d’une théorie, ni d’un système ; c’était l’ouvrage inconscient de

  1. Le fils d’un duc de Bedford, pendant les guerres des deux roses, fut le premier noble qui se présenta au parlement.