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peut appeler la pensée impériale par excellence avait été de séparer l’ordre militaire de l’ordre civil. Non-seulement il avait rendu les armées permanentes, mais il les avait mises loin de tout, contact avec la population. Les soldats vivaient absolument en dehors de la vie civile. Soldats pendant vingt années, puis vétérans, rarement ils redevenaient paysans ou bourgeois. Ils n’étaient pas logés dans les villes ; ils habitaient toute l’année dans des camps et des cantonnemens dont ils finirent par faire une sorte de villes, mais de villes qui n’étaient occupées que par eux et par leurs familles. Les armées impériales ne se recrutaient guère dans la population ; celle-ci ne devait le service militaire que sous forme d’impôt (aurum tironicum) ; quand les empereurs commandaient une levée de conscrits (tirones), c’était presque toujours de pièces d’or et non pas d’hommes qu’il s’agissait. Les armées se perpétuaient de père en fils, car l’empire tendait à établir l’hérédité dans la profession de soldat. L’armée formait une sorte de caste, qui avait ses habitudes, ses mœurs, son langage, ses lois particulières. Des barrières infranchissables la séparaient de l’ordre civil ; le curiale n’avait pas le droit de se faire soldat.

Ces armées ainsi constituées furent pour les princes un embarras autant qu’un soutien. Elles firent durer l’empire, mais elles renversèrent souvent les empereurs. Un temps vint où le gouvernement impérial aima mieux avoir pour soldats des étrangers que des Romains[1]. On enrôla des barbares ; et ce qui est assez curieux, c’est qu’on ne changea presque rien à l’organisation militaire qui était en usage. Les soldats étrangers vécurent dans des cantonnemens séparés, comme avaient fait les légions. Leur solde leur fut payée en terres, suivant une coutume qui avait prévalu dans les armées impériales. La jouissance de ces terres leur fut donnée à la condition d’être soldats de père en fils, suivant la loi qui était déjà imposée aux légionnaires. Les règles et les usages qui s’étaient établis depuis deux siècles dans les armées romaines se prêtaient merveilleusement à l’adjonction des soldats barbares.

Les Germains affluèrent en foule au service de l’empire. Leur sol était pauvre ; le sol de la Gaule, bien cultivé depuis quinze générations d’hommes, était fertile et riche. Il se fit alors parmi les Germains un courant d’émigration analogue à celui que nous remarquons aujourd’hui dans cette même contrée. Les hommes se portèrent vers l’empire romain, comme ils émigrent aujourd’hui vers la France, vers l’Angleterre, vers l’Amérique. De même qu’ils se

  1. On appelait Romains à cette époque tous les habitans de l’empire, et on appelait barbares tous les étrangers.