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comprendre, et dit froidement en manière de conclusion : — Bref, pour l’honneur des pauvres moines chrétiens qui m’ont l’air innocens, je ne puis croire que tu sois une femme. Prépare-toi à être jugé, car tes explications ne m’ont point satisfait.

— Eh bien ! que Dieu me soit en aide ! — Et elle déchira son habit de moine, pâlissant comme une rose blanche et s’affaissant accablée par la honte et le désespoir ; mais Aquilinus la reçut dans ses bras, la serra sur son cœur, l’enveloppa dans les plis de son manteau. Ses larmes tombèrent sur ce beau front ; il voyait bien qu’elle était une honnête femme. Il la porta dans la pièce voisine, l’y déposa doucement sur un lit magnifique, l’ensevelit jusqu’au menton sous des couvertures de pourpre ; puis, l’ayant embrassée, il sortit et ferma la porte avec soin. Il ramassa le froc, encore chaud qui était resté par terre, retourna au milieu de la foule, qui attendait toujours, et parla en ces termes :

— Voilà une aventure bien étrange. Ces moines sont innocens ; qu’ils partent en paix ! Votre abbé était un démon, venu sans doute pour vous pousser dans le chemin de perdition. Voici son froc, gardez-le en souvenir de cet événement, car, après avoir changé de forme sous mes yeux, il s’est évanoui et dissipé sans laisser de trace. Quant à cette femme, qui a tenté de vous perdre avec l’aide de ce démon, elle est suspecte de sorcellerie et sera jetée en prison. Là-dessus, rentrez tous chez vous, et réjouissez-vous.

Tout le monde fut étonné de ces révélations, et on considéra craintivement la dépouille du démon. La veuve pâlit et se couvrit le visage, trahissant ainsi sa culpabilité. Les bons moines furent contens de leur victoire, ils s’en allèrent pleins de reconnaissance avec le froc vide, ne se doutant pas quel doux contenu avait été enfermé dans cette rude écorce. La veuve fut conduite en prison, après quoi Aquilinus appela auprès de lui un vieux serviteur qui avait sa confiance, et se mit avec lui à courir la ville pour faire emplète d’une quantité de splendides vêtemens de femme, que l’esclave rapporta secrètement à la maison.

Le consul lui-même entra sur la pointe des pieds dans la chambre où il avait laissé Eugenia, s’assit sur le bord du lit, et constata qu’elle dormait paisiblement, comme quelqu’un qui se repose d’une grande fatigue. Il ne put s’empêcher de rire à l’aspect de sa tête monacale de velours noir, et involontairement passa la main sur ces cheveux en brosse. Elle se réveilla, et ouvrit de grands yeux. — Veux-tu enfin être ma femme ? lui dit-il doucement ; — ce à quoi elle ne répondit ni oui ni non, mais frissonna légèrement sous les couvertures de pourpre qui l’enveloppaient. Aquilinus alors alla chercher, en fait de robes et de parures, tout ce qu’il fallait à une