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qui portait l’empreinte de l’idéal, n’en traduisait que mieux sa vraie nature, que sa pédanterie n’avait fait que voiler, et ce fut un sentiment plus élevé que la vanité qui lui révéla subitement l’essence de son être à la clarté magique de l’astre des nuits. Ne s’était-elle pas trompée de vocation ?

Tout à coup des pas rapides résonnèrent dans la rue ; Eugenia se cacha dans l’ombre d’une colonne, et vit approcher un homme de haute stature. Elle reconnut Aquilinus. Debout devant l’idole, il la considéra longuement ; puis, l’entourant d’un de ses bras, il effleura d’un baiser ses lèvres marmoréennes, après quoi, s’étant enveloppé de son manteau, il disparut comme il était venu, non sans jeter plus d’un regard en arrière. Eugenia tremblait, et si fort qu’elle s’en aperçut ; la colère la prit, elle fit un violent effort sur elle-même et revint sur la statue avec son marteau soulevé pour en finir avec cette fantasmagorie criminelle ; mais, au lieu de briser la gracieuse image, elle la baisa sur la bouche à son tour en pleurant à chaudes larmes, et s’éloigna précipitamment, car elle entendait le pas du guet. Le cœur gros et en soupirant, elle se glissa dans sa cellule. Elle ne dormit pas cette nuit avant l’aube, et pendant qu’elle manquait les matines, elle rêvait confusément d’une foule de choses assurément fort étrangères au culte.

Les moines respectèrent d’abord le sommeil de leur abbé, que ses veilles prolongées excusaient suffisamment ; à la fin cependant, force leur fut de le troubler, car on était venu le demander pour une affaire particulière. C’était une riche veuve qui, se disant gravement malade, réclamait les consolations spirituelles de l’abbé Eugenius, dont elle connaissait depuis longtemps la glorieuse renommée. Les moines n’eurent garde de laisser échapper cette conquête très profitable à leur église, et ils s’empressèrent d’éveiller Eugenia. Elle se mit en route, un peu troublée et les joues légèrement colorées, comme on ne se souvenait plus de l’avoir vue ; son esprit était encore hanté par les visions du rêve matinal et par les impressions de la nuit. Elle arriva chez la païenne : on la conduisit dans une chambre où elle se trouva seule avec celle qui l’attendait. Elle vit une femme belle et jeune encore étendue sur un lit de repos ; ce n’était point là une malade au cœur contrit, c’était une pécheresse que brûlait la fièvre du désir. A peine sut-elle feindre la modestie jusqu’à ce que le prétendu moine se fût assis à ses côtés ; alors elle saisit ses blanches mains, y colla son front, les couvrit de baisers. Eugenia, trop préoccupée pour remarquer les allures profanes de cette femme, prit d’abord sa ferveur pour l’expression d’une humilité dévote, et la laissait faire ; encouragée par cette tolérance, la païenne lui jeta ses bras autour du cou, croyant serrer sur son cœur le plus beau