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massives colonnes peintes en rouge vif, dont les chapiteaux étaient surchargés de sculptures grotesques. Le sol du temple était jonché de paille, et sur cette litière étaient étendus une dizaine d’hommes en haillons. La misère chinoise est horrible à voir. Ces hommes étaient d’une saleté repoussante, à peine vêtus, et plusieurs d’entre eux semblaient rongés par de hideuses maladies. Quelques-uns dormaient encore, d’autres mangeaient du riz dans des écuelles en bois qu’on avait placées à côté d’eux. Un gardien se promenait près de là, fumant une longue pipe en cuivre jaune et veillant à ce que chacun de ses hôtes de passage ne prît que la portion qui lui était destinée. Ils mangeaient avec l’avidité de bêtes affamées, sans faire attention à moi, quoique les Européens viennent rarement dans ce pays, et qu’ils y soient d’ordinaire l’objet d’une grande curiosité. L’un de ces malheureux, ayant fini avant les autres, leva ses yeux caves sur moi, et avec un sourire hébété il me tendit un bras décharné pour demander l’aumône. Je questionnai mon boy pour avoir l’explication de ce que je voyais là. Il m’apprit que l’établissement était un asile de charité fondé, aux portes de la ville, par un riche marchand, et où l’on donnait deux repas aux vagabonds qui y arrivaient le soir et qui devaient repartir le lendemain. Il attira ensuite mon attention sur une tablette en bois verni placée entre deux colonnes et sur laquelle on lisait cette inscription : « reposez-vous ici, voyageurs fatigués. » Pendant que j’étais encore occupé à contempler ce triste spectacle, le gardien s’approcha tour à tour des voyageurs et réveilla ceux qui dormaient en les poussant du pied, sans brutalité toutefois. Chacun d’eux prit alors son plat de riz, le dévora rapidement et se prépara au départ. Un seul resta couché. Le gardien l’appela à haute voix et le poussa rudement ; l’homme ne répondit pas et ne s’éveilla pas davantage. Il était mort. — Repose-toi, voyageur fatigué ! — Le gardien jeta une vieille natte sur le cadavre, ramassa l’écuelle de riz et s’éloigna lentement… Les êtres les plus misérables trouvent le repos à la fin de leur triste journée. Moi aussi, j’ai trouvé le repos.

Depuis longtemps, je vis paisiblement en ces parages ; je passe l’hiver à Hongkong, l’été au Japon. J’ai refait deux fois le voyage d’Europe. Je n’ai pas revu Mme de Norman ni sa fille, et je n’ai pas cherché à les revoir. Je ne craindrais pas de rencontrer Mme de Cissaye, et je ne crois pas que sa présence me causât une vive émotion. Tout le mal que cette femme pouvait me faire, elle me l’a fait il y a longtemps. Souvent cependant il m’arrive de panser à elle. Je ne m’imagine point qu’elle ait des remords, sa vie est calme et heureuse, je l’espère ; mais lorsque je relis sa lettre, que j’entends sa voix me dire : — Henri, ne m’abandonnez pas, — lorsque je