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les fonds nécessaires pour n’importe quelle opération raisonnable. — Très bien, continua le comprador. Voici de quoi il s’agit : Tchoung-wang, le chef des rebelles, vient de battre Haou-kwaï-tsin, général de l’empereur ; ses troupes ont pris Hang-chou, et elles prendront Sou-chou. Un de mes amis, presque un frère, qui habitait à Canton la même rue que moi et qui ne m’a jamais trompé, vient de m’apporter cette nouvelle, encore inconnue à Shanghaï. Mon ami, — il s’appelle Alloung, — est un homme habile ; il prévoit que les Chinois chercheront un asile dans les villes où ils pourront se placer sous la protection des étrangers ; il ne fait aucun doute que Ningpo et Shanghaï ne soient sous peu remplies de fuyards. Alloung possède en propre quarante mille taels (trois cent vingt mille francs environ) ; il veut placer cette somme immédiatement en achetant des maisons et des terrains à Shanghaï et dans le voisinage du settlement. Il est intimement convaincu que ces propriétés doubleront, tripleront même de valeur en très peu de temps. Pour ma part, je suis du même avis. Alloung cependant n’est pas connu ici ; il craint d’attirer l’attention publique sur ses spéculations, il redoute surtout l’intervention du taou-tai (préfet de la ville). Il est venu me demander conseil ; je lui ai répondu que la chose pourrait se faire par votre intermédiaire, et que vous y seriez directement intéressé.

Le comprador s’arrêta pour me laisser le temps de la réflexion ; il connaissait toute l’importance du secret dont il venait de m’instruire et n’avait nulle intention de surprendre ma bonne foi. Il ne m’était pas difficile de saisir son projet, et je vis qu’il y avait là l’occasion sans pareille d’une belle affaire. Je fis descendre Alloy dans le bureau, qui était encore désert à cette heure matinale. Examinant alors rapidement ma situation financière, je vis que je pouvais disposer d’environ cinquante mille taels. Cette somme, je résolus sur-le-champ de la placer dans cette entreprise. Je risquais d’en perdre une bonne partie, mais je pouvais gagner une fortune. Alloy fit une moue significative en apprenant que je n’avais que cette somme de libre. — C’est peu de chose, dit-il ; il en faudrait dix fois autant. — Il se refusait à comprendre que je n’avais pas envie d’user de mon crédit pour me procurer plus d’argent que je ne serais en mesure d’en rembourser en cas de perte. Le comprador revint à la charge. — Vous ne pouvez pas tout perdre, objecta-t-il. Supposez que je sois mal informé, que les fugitifs des provinces envahies n’arrivent pas, Shanghaï n’en restera pas moins Shanghaï, la grande cité commerciale du nord, et les propriétés y conserveront toujours une valeur réelle. Ce que vous achèteriez aujourd’hui cent taels ne vaudrait peut-être que quatre-vingt-dix, si vous étiez obligé de revendre ; la dépréciation ne pourrait être plus forte ; à quoi bon dès lors prendre des