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que pour les autres. Quant à eux, ils s’amusent fort, et plus tard on les entend parler encore avec plaisir des charmes de ce premier grand voyage.

Le vieux voyageur, celui qui retourne en Chine ou aux Indes pour la seconde ou troisième fois, n’a plus aucune des illusions et des distractions de son compagnon de route. Il est habitué aux pays étrangers ; les indigènes, Indiens, Chinois, Malais, même les meilleurs, ne lui inspirent plus le moindre intérêt. Il les appelle tous niggers, et il professe pour eux un profond mépris, que je ne justifierai pas, mais dont je constate l’existence. Ceux qui se trouvent sur le passage des voyageurs sont d’ailleurs presque toujours des espèces de charlatans qui exploitent la curiosité et l’inexpérience des nouveau-venus. Le vieux voyageur, lui, les connaît à fond, et le Parsi d’Aden ne lui vendra pas de plume d’autruche, ni l’Indien de Pointe-de-Galles de pierre précieuse. — Laissez-moi tranquille, — dit-il au marchand qui étale devant lui ses prétendues richesses, et le marchand n’insisté pas, car il sait qu’il y perdrait ses peines. Quant à la vie de bord, elle est familière à l’ancien résident de l’extrême Orient. Le bateau à vapeur est pour lui un simple moyen de communication, comme le wagon du chemin de fer l’est pour le voyageur européen. Dès qu’il a trouvé une place commode, un bon coin, il est satisfait d’avoir tout ce qu’il a le droit d’attendre en fait de confort, et il se soucie peu du reste, ni des autres voyageurs. La route, il la connaît par cœur. Il a conversé avec cent personnes qui ont fait le même voyage, et il ne s’attend point à y découvrir rien d’imprévu ou de curieux. Les officiers ne sont à ses yeux que des employés qui lui doivent des égards et qu’il traite avec politesse. Il en a rencontré un si grand nombre qu’il ne saurait les voir autres qu’ils ne sont en effet, tandis que le novice n’est pas loin de les regarder comme des êtres singuliers, qui courent toute sorte de dangers et d’aventures extraordinaires. L’existence que celui-ci va mener, le vieux résident qui retourne à l’étranger l’a pratiquée. Il ne s’attend à aucune surprise, à aucun mystère. Il sait, qu’il devra recommencer une vie d’affaires, sans imprévu ni passions, une vie uniforme, incolore, prosaïque, sérieuse, et cela le jour même où il arrivera à destination. Jusque-là, il n’a pas à s’en occuper. Il se souvient du passé qui fuit derrière lui, des amis auxquels il a dit adieu et qu’il ne reverra peut-être plus ; pendant que le jeune voyageur se tient debout à l’avant du navire, afin d’être le premier à découvrir une terre nouvelle, lui ne bouge pas du pont de l’arrière. S’il rêve, c’est en contemplant la mer qu’il vient de parcourir et où le navire qui l’emporte a tracé à perte de vue un sillage écumant. Il ne prend point de notes, il ne date point ses