rompre, ma poitrine me semblait trop étroite pour contenir tant de bonheur, tant d’émotions. Jeanne se calma enfin elle releva la tête, et, prenant une de mes mains entre les siennes, elle me regarda longuement, en souriant avec une douceur, une tristesse infinies. Je n’oublierai jamais ce regard. — Parlez, dit-elle, parlez !
Je redevins alors maître de moi-même, et en peu de mots j’exposai ma situation. Je lui dis que l’état de ma fortune ne me permettait pas de m’établir encore en Europe, qu’il me fallait retourner en Chine, que j’y resterais le moins de temps possible, que je ne doutais pas de réussir vite et complètement. Elle avait l’air de m’écouter, mais je ne crois pas qu’elle comprît toutes mes raisons. Elle m’interrompit plusieurs fois pour me dire : — Que vous êtes bon de me parler ainsi ! Vous savez mieux que moi ce qu’il convient de faire… J’ai été bien triste depuis le soir où vous m’avez appris ce départ ; maintenant je suis heureuse…
Quant à moi, ma poitrine se dilatait comme si on l’eût débarrassée d’un immense fardeau. Je n’avais plus de secret pour Jeanne ; elle connaissait enfin toute la vérité. Il me fallait partir cependant. Mme de Norman allait revenir, et je me sentais aussi incapable de lui cacher mon émotion que de lui parler raisonnablement. — Je vais lui écrire, dis-je à Jeanne ; vous plaiderez pour nous. A demain ! — Et je la serrai sur mon cœur.
En rentrant chez moi, la fièvre me brûlait le sang, et dans cet accès de fièvre j’écrivis à Mme de Norman ; puis, trouvant ma lettre peu facile à lire, j’en fis avec soin une copie pour l’expédier le lendemain. La nuit était avancée, mais il me fut impossible de dormir ; jusqu’à l’aube, je me promenai de long en large dans ma chambre en répétant en moi-même ce que je venais de dire à Jeanne, et ce qu’elle m’avait répondu. Quelques heures plus tard, je me rendis à la gare pour faire mes adieux à Mme de Norman. Elle arriva bientôt et me salua amicalement. Je crus démêler pourtant un certain embarras dans son accent ; je remarquai aussi qu’elle ne par la point de mon absence de la veille. Jeanne lui avait-elle raconté ce qui s’était passé entre elle et moi ? Je ne pus éclaircir ce point. Plusieurs autres personnes étaient venues pour prendre congé de Mme de Norman, et je n’échangeai que quelques paroles avec elle. — Vous avez mon adresse, dit-elle, et j’attends de vos nouvelles. J’espère vous revoir bientôt à Paris.
Je rencontrai plusieurs fois le regard de Jeanne, et ce regard me rassura. Jeanne semblait heureuse ; elle allait et venait avec animation, elle riait, elle parlait plus que d’habitude, et lorsque je lui tendis la main, elle la garda un instant dans la sienne et me dit : — Croyez en moi. — Non, je n’ai pas rêvé tout cela. Vraiment elle m’aimait.