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on s’est pris à les voir du côté tragique. « J’ai deux enfans dont je crois pieusement être le père, » dit Gil Blas. Quand on a ri tout son soûl du problème de la paternité, que l’on a tiré de l’opposition de père et de parrain assez de vaudevilles égrillards, on a trouvé qu’il serait nouveau d’en faire une comédie sérieuse, presque un drame. Soit, il ne faut pas couper les vivres à l’art dramatique souffrant de disette. A-t-on réfléchi pourtant que tout le plaisant du mot de Gil Blas et des imbroglios plus ou moins impertinens vient de l’incertitude d’une pareille matière ? « D’où savez-vous que vous êtes père ? » a-t-on demandé au Nojac de M. Gondinet ; nous ajoutons : « L’avez-vous jamais désiré ? » Doit-on se récriée sur l’excellence de la morale qui règne dans Christiane ? L’amant est obligé, il est vrai, de reculer devant la dignité du mari, il n’y a pas pour lui de droits de paternité. Voilà le public réconcilié avec sa curiosité passablement malsaine ; mais à quoi se réduit la leçon dont cette comédie s’honore, si ce n’est que les amans de femmes mariées n’auront pas d’enfans ? Au reste, c’est au nom de la vérité plutôt que des mœurs que nous faisons ces réserves contre l’œuvre de M. Gondinet. La donnée principale de sa comédie n’est ni morale ni immorale : elle est fausse. S’il en est ainsi, comment le public ne s’en est-il pas aperçu ? L’auteur est fort adroit, et le public s’est fait le complice de la situation. M. de Nojac, tendre et caressant, a toutes les timidités et les délicatesses de l’amour près de celle dont il est le père. Il adore cette enfant, qui est pour lui tout ce qui reste d’une femme aimée, mieux encore, une part de lui-même, et il n’ose pas le lui dire ouvertement. Comment un auditoire blasé ne se laisserait-il pas gagner à cette sensibilité d’un nouveau genre ? Comment ne serait-il pas charmé de le voir à chaque instant sur le point de trop parler et s’arrêter à la dernière limite ? Il ne songe même point à se demander si c’est bien là un père, si ce n’est pas un amant retrouvant une partie de ses ardeurs près de la jeune fille dans laquelle revit celle qu’il a perdue. Il se prête à une complication qu’il, ne supporterait pas, si elle éclatait, et rit de fort bon cœur des incidens qu’elle amène, par exemple des efforts de l’ami Briac pour empêcher un père de se trouver avec sa fille : on ne surveillerait pas des amoureux avec plus d’inquiétude. La comédie se continue et s’achève sans apporter d’autre satisfaction que celle de la curiosité : ni le cœur, ni la loi sociale, ne peuvent être contens du dénoûment. Christiane épouse M. de Kerhuon, qu’elle aime ; mais M. Maubray ne sera pas plus pour elle un père tendre que par le passé. Il ne consent à faire le bonheur de sa fille que pour en ôter le plaisir à M. de Nojac, l’amant de feu Mme Maubray, et il l’embrasse pour marquer à l’autre sa haine : dénoûment pénible, par suite