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de l’honneur, ne trouvant plus dans l’ami qu’un amant, voit aussitôt l’abîme s’ouvrir sous ses pieds, et s’écrie : « Je suis perdue ! » Le mari semble passer brusquement de ses désordres égoïstes et de son persiflage aux pensées honnêtes et au langage sérieux ; mais il est à l’âge où le plaisir est une honte sans excuse, où la parole sévère d’un ami fait rentrer un homme en lui-même. Il se rend compte ce sa faute ; il s’aperçoit que sa corruption frivole n’était qu’à la surface, que sa femme et ses enfans lui sont chers ; il Savait que la pudeur des bons sentimens. De cette clairvoyance sur son cœur, il passe aisément à une vue plus claire sur celui des autres. Il découvre les souffrances qui s’agitent autour de lui, le mal irrémédiable dont il est l’auteur. Ces pages de Julie, on le voit, sont d’un vrai moraliste ; pas de combinaisons matérielles, pas de mécanisme ingénieux ; les personnages parlant pour leur propre compte et marchant au but où les conduit le conflit de leurs sentimens, non la main de l’auteur.

Prouver que le drame vit de passion, c’est en quelque sorte prendre un soin inutile. Nous voulons du moins indiquer dans M. Octave Feuillet un caractère qui le distingue entre les auteurs de notre temps. Non-seulement on retrouve chez lui la passion proprement dite, mais encore cette sorte de fatalité qui l’accompagne le plus souvent. La passion est à peu près la seule part que la fatalité ait conservée au théâtre chez les modernes[1] ; sans elle, la liberté humaine ne rencontre sur la scène aucune force morale qui la tienne en échec : elle n’a plus de combat sérieux à soutenir, le drame est supprimé. Croyez-vous qu’Othello serait intéressant, s’il était maître de lui-même, que Macbeth nous retiendrait frémissans au spectacle de ses crimes, si les sentimens de justice et d’humanité triomphaient de son ambition ? L’un et l’autre seraient des meurtriers vulgaires, s’ils n’étaient poussés par une aveugle puissance contre laquelle leur volonté n’a pu lutter jusqu’au bout. Hermione adore Pyrrhus et le fait assassiner par Oreste, qu’elle maudit ensuite.

Si le drame de Dalila est le plus beau succès théâtral de M. Octave Feuillet, n’en cherchez pas d’autre raison : c’est l’œuvre la plus passionnée de l’auteur de Julie. Cette grande dame, qui a, des caprices de don Juan, est odieuse ; mais l’auteur a su mettre dans cette femme sans cœur assez d’amorces flatteuses pour égarer et perdre le pauvre artiste, pour le porter à lui sacrifier honneur,

  1. Sur cette question de la fatalité, il y a un livre plein d’études délicates et savantes, celui de M. Patin, que nous avons trouvé entre les mains des étrangers qui s’occupent de théâtre. Nous croyons que nos écrivains dramatiques ne le consultent pas assez : ils font en général beaucoup de pièces et peu de lectures.