Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/914

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ministres et un grand nombre de préfets), puis gouvernant au palais durant les courtes heures de sa popularité, est-ce un caractère ou même un personnage ? Il arrive au pouvoir par la grâce de l’opposition et par l’entremise d’une personne d’esprit ; la scène où cette dame négocie le portefeuille du ministre contre les convictions de l’homme politique est la seule qui témoigne du talent dramatique de M. Sardou. Ce Rabagas, incorruptible hier, séduit aujourd’hui, redeviendra demain ce qu’il était hier : d’abord irréconciliable, puis réconcilié, puis irréconciliable encore. On le voit, avec quelques aventures de M. Ollivier, il s’efforce d’être M. Gambetta. C’est trop. Nous savons que Zeuxis, pour peindre une belle femme, prenait une foule de belles femmes comme modèles ; mais la comparaison pèche, on en conviendra. Rabagas est donc un homme que nous n’avons pas connu, et, s’il en faut juger par tout ce qui jure et se heurte dans ce rôle, c’est un homme que l’on ne connaîtra jamais. Inutile de faire ici mention d’unité : jamais M. Sardou ne s’en est passé plus résolument ; elle est tellement absente de la composition même, qu’il faut un effort de mémoire pour se souvenir du petit drame inoffensif qui tâche de vivre et de se faire jour à côté de la comédie politique.

Est-ce à tort que l’on a supposé, M. Sardou l’honorable ambition de monter plus haut ? La fécondité un peu stérile de ses productions depuis trois ans, une espèce de féerie dont il n’est pas nécessaire d’inscrire ici le nom grotesque, seraient de nature à le faire croire. S’il veut pourtant, ce que nous désirons bien sincèrement, s’élever aux conceptions de l’art véritable, il doit commencer par reconnaître que sans l’unité il n’y a pas de succès possible pour le poète. Par elle seule, une œuvre de l’esprit peut se dire une création ; elle est l’âme du théâtre : M. Sardou n’en possède que le mécanisme.

Il a manqué à M. Sardou d’avoir dans une certaine mesure ce que M. Octave Feuillet possède d’une manière presque surabondante, le don du moraliste ; c’est l’observation morale qui fournit aux œuvres de ce dernier l’ensemble harmonieux de chacune. Pour s’en assurer, il n’est pas nécessaire de chercher parmi ses écrits antérieurs ; le drame de Julie, qui ne remonte qu’à 1869, en fournit la preuve. On peut être moraliste de bien des façons. Molière étudie au dehors les passions humaines et les suit à la piste comme un chasseur qui connaît son gibier ; il jouit tout le premier des erreurs de l’instinct qu’il a prises sur le fait, des saillies de la nature auxquelles il s’attendait. M. Octave Feuillet n’est pas de cette école. Racine se replie sur lui-même pour analyser les passions, une surtout, celle de l’amour, dont il détaille à l’infini les nuancée.