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à les mouvoir. Ils sont vertueux ou vicieux, blancs ou noirs, en vertu des combinaisons qu’il imagine.

Diderot est beaucoup plus vrai dans l’immoralité de son récit. Mme de La Pommeraye n’a pas besoin de jouer te rôle de dame de charité pour se procurer le sujet abject qui lui est nécessaire pour assurer sa vengeance ; elle le reçoit de la notoriété publique et le dresse convenablement. Le marquis des Arcis, à qui elle joue ce tour infernal, a toute l’inexpérience nécessaire que donne une certaine habitude du vice. Quand il est pris au filet tendu par une femme vindicative, par une aventurière du plus bas degré, il se contente des humiliations volontaires de celle-ci ; c’est tout ce qu’il faut à un homme de cette trempe, qui ne ressent d’autre blessure que celle de son amour-propre, qui n’a pas l’idée ni le besoin de quelque chose ressemblant à de la vertu. C’est lui beaucoup plutôt que le marquis de M. Sardou qui peut dire en finissant à cette malheureuse agenouillée devant lui : « Levez-vous, madame la marquise, embrassez votre époux ! » Il est vrai que l’auteur de Fernande ne paraît pas s’être demandé si jamais un galant homme aurait prononcé ce mot. Il a mis son savoir-faire, et il en a beaucoup, à dénaturer les situations, à disloquer les caractères, de manière à obtenir le même résultat. En jetant sur Fernande le voile de la sentimentalité, dont le public est si souvent dupe, en faisant Clotilde d’abord très bonne et puis très mauvaise, il y est parvenu.

Rabagas n’est pas encore, il faut l’avouer, l’échec salutaire qu’on était tenté de souhaiter à M. Sardou. L’opposition politique provoquée contre la pièce a grossi sa victoire, qui nous a paru quelque peu exagérée. Après plus de quarante épreuves, des siffleurs maladroits, ou peut-être plus adroits qu’on ne pense, réchauffaient l’enthousiasme. Laissons de côté les souvenirs aristophanesques. Cette comédie du peuple donnée au peuple même était offerte non point par le caprice individuel, mais par l’association, par la tribu, qui en faisait les frais ; elle était écrite pour un pays qui se gouvernait par la parole, pour une nation amoureuse de poésie, de dithyrambes mêlés à la satire, d’allégories et d’inventions très éloignées de la vie réelle. C’est chose risible que de prononcer le nom d’Aristophane à propos de nos petites comédies ou de nos vaudevilles, dont les auteurs industrieux ramassent les mots de celui-ci, de celui-là, et prennent pour collaborateurs tous ceux qui ont eu de l’esprit un jour ou même un grain de démence à la tribune, dans les journaux, et le plus souvent dans la rue. Pourtant la comédie politique nous est-elle interdite ? M. Sardou l’a-t-il rencontrée ? L’avocat Rabagas, tour à tour conspirateur et ministre, brassant des complots dans un café (l’auteur n’a pas inventé ce café, d’où sont sortis certains