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nous. L’air du matin m’avait mis en appétit ; j’y retrouvais comme une petite odeur salée, l’odeur de la mer. Je sortis de la gare ; non loin de là s’offrait une humble guinguette fermée d’une clôture en treillis, à l’extérieur propret et avenant. Dès que je me présentai, toute la maisonnée accourut au-devant de moi ; la mère, brave paysanne, le vieil aïeul, ingambe encore malgré ses soixante-dix ans, et les petites filles sous leurs plus beaux atours : elles revenaient de la messe. On m’installa une modeste table en plein air ; sur la nappe blanche, quelques mets bien simples, le beurre du pays, où scintillaient les gouttelettes de petit-lait, du cidre de l’an dernier et l’une de ces omelettes qui font la gloire de nos ménagères. Pendant le déjeuner, les poules venaient familièrement picorer jusque sous mes pieds. En partant, j’embrassai les enfans, qui regardaient mes béquilles d’un air étonné, et deux heures après j’étais à Granville. Là m’attendaient ma mère et ma sœur ; je descendis du train, recueillant autour de moi les marques de pitié et de sympathie. — Oh ! doux Jésus ! le pauvre monsieur ! — s’exclamaient les braves villageoises en leur parler doucereux et traînant, et les hommes se découvraient bien bas. J’arrivai ainsi jusqu’à notre maison, perchée au haut de la ville et continuellement fouettée par le vent de mer ; je revis la bonne Lise, qui m’avait fait tout enfant sauter sur ses genoux, qui, après avoir soigné le vieux grand-père, doit veiller désormais sur le petit-fils ; je revis la terrasse, notre petit jardin et son bel altea aux feuilles vernies et métalliques, aux grosses fleurs tardives ; je revis la mer et la plage, et rien n’était changé que moi !

Combien me fut douce la vie de famille après tant de jours d’absence, tant de maux soufferts, tant de désirs ardemment caressés, chacun le devinera sans peine. Une pensée me poursuivait cependant, qui quelquefois m’attriste encore. Je venais de retrouver à Granville un ami d’enfance, parti depuis longtemps. Il avait servi dans l’infanterie de marine, et avait eu dès le début de la guerre la jambe droite emportée. Égaux par le malheur, nous eûmes renoué bientôt les liens de notre ancienne camaraderie. Nous nous réunissions le soir sur la plage, et j’éprouvais un amer plaisir à l’interroger. Lui du moins, il avait fait campagne, il avait respiré l’odeur de la poudre, il avait entendu gronder le canon et siffler la mitraille, il était tombé un jour de bataille, à l’heure du succès, au milieu des morts ennemis. C’était à Bazeilles. L’infanterie de marine venait de pénétrer dans le village, après en avoir chassé les Allemands : trois cents Bavarois tenaient encore, barricadés dans l’église. On enfonce la porte à coups de canon, et nos soldats s’élancent, baïonnette en avant. Les premiers tombent foudroyés ;