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j’achetai quelques fleurs, des héliotropes, des marguerites, et en compagnie de Louis Chapelle j’allai les déposer au pied de la tombe où repose mon ami Paul V… Une autre fois, je désirai faire une promenade dans la ville, que je ne connaissais pas encore. On m’emmaillotta comme un enfant, car l’air vif du matin aurait pu me saisir, et, plus qu’à demi couché, la tête seule émergeant hors des couvertures, je pris place sur une voiture découverte. Mon vieil ami s’assit à côté de moi. Pour cette occasion, il avait mis ses plus beaux habits et sa médaille de Sainte-Hélène, dont l’orbe de métal, brillant comme de l’or, pendait au bout d’un ruban neuf. La ville, je ne la vis point : un autre spectacle m’absorbait tout entier. Partout, dans toutes les rues, sur toutes les places, au coin des casernes et des cafés, nous retrouvions les Allemands, leurs officiers, rogues et guindés, traînant le long des quais des sabres démesurés. Un bataillon saxon faisait l’exercice auprès de la cathédrale, des sentinelles silésiennes montaient la garde devant la mairie ; d’autres, dans la Grande-Rue, se promenaient par sept ou huit à pas lourds, en fumant sans mot dire leurs longues pipes de porcelaine. Quand approchait la voiture, ils s’écartaient lentement, gagnaient le rebord de la chaussée, puis fixaient sur nous ce long regard vague qui semble si souvent chez eux remplacer la pensée. On eût pu voir alors Louis Chapelle se redresser fièrement et toiser nos vainqueurs d’un air de menace et de mépris. Haine inoffensive sans doute ; mais c’était la seule qui nous fût permise ! A nous deux, tels que nous nous trouvions là, lui, le brave vieillard aux glorieux souvenirs, moi, pauvre enfant au corps brisé, n’étions-nous pas la vraie image de la France ?

Cependant le séjour de l’hospice m’était devenu insupportable. J’avais hâte de fuir cet air empesté et le spectacle attristant de tant de misères. Pour achever ma guérison, il me fallait ma mère et le pays natal. Je m’adressai à l’intendance. Après de trop longs délais, que la confusion amenée par les derniers événemens rendait peut-être inévitables, on me délivra mes papiers. Un détail me frappa en les parcourant : sur ma feuille de convalescence, à la colonne des blessures, la place avait fait défaut pour noter en détail celles que j’avais reçues ; le docteur avait dû abréger. Eh ! qu’importait après tout ? J’étais libre, j’étais sauvé. Je dis adieu à cette salle où j’avais vu la mort de si près, et où j’avais perdu mon ami ; je dis adieu aux médecins, aux sœurs qui m’avaient soigné, à ces pauvres vieux que le malheur m’avait donnés pour camarades, et, sous la garde d’un infirmier, je quittai pour toujours les murs de l’hospice. Au moment du départ, je crus voir le père Gosselin glisser discrètement une pièce d’argent dans la main de mon guide