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secouant la tête comme pour chasser mes idées noires, je regardais autour de moi. Le temps avait marché, la guerre était finie, l’armistice signé. Une consolation me restait au milieu de nos malheurs : j’allais enfin revoir ma mère, connaître le sort de mes amis. Le printemps revenait joyeux avec son gai cortège de beaux jours et de fleurs. Les arbres du boulevard, de leurs feuilles nouvelles, formaient déjà comme un rideau vert, et me cachaient la vue du cimetière. L’air chaud et bienfaisant était chargé d’odorantes senteurs. Du jardin, on m’apportait à l’envi chaque matin les premières violettes et les premières roses, et les lilas aux longues grappes mauves. On les déposait en tas sur mon lit : à pleines mains, je les prenais, et, plongeant ma tête au milieu des fleurs, j’en buvais à longs traits le parfum. Aussitôt je me sentais ranimé, une indicible sensation de fraîcheur pénétrait tout mon être ; je renaissais à l’espoir, j’étais heureux, je voulais vivre.


III

Grâce à la jeunesse et aux bons soins, Dieu aidant, je vécus. Mes fractures se consolidaient, comme disent les médecins. On me faisait déjà espérer le jour où je pourrais, sur des béquilles, quitter la chambre, parcourir l’avenue. Oh ! ces chères béquilles ! dans mon impatience bien excusable, je les avais fait faire trois semaines à l’avance ; elles étaient là dans un coin de la salle, toutes capitonnées de cuir, et je les regardais d’un œil d’envie. Avoir couru sur deux bonnes jambes, être âgé de vingt ans, et soupirer après ces morceaux de bois ! quel douloureux changement ! Du reste, j’évitais de penser à cela, pour n’être qu’au plaisir de me retrouver debout. Il arriva enfin ce jour tant désiré. Après quelques essais préparatoires, je me hasardai à descendre. Bien lentement, avec précaution, croyant marcher, me traînant à peine et soutenu de tous les côtés, j’accomplis le trajet, et me trouvai dans la cour. Un magnifique soleil de printemps illuminait la longue avenue, les arbres touffus, la pelouse, et sur les bas côtés la double allée coupée d’espace en espace par des bancs de bois peints en vert. Je vis à droite l’amphithéâtre : c’est de là que sortait la voiture des morts, puis, tout au fond, la grille ouvrant sur le boulevard, avec la loge du portier. Des vieillards goutteux, impotens, pensionnaires de l’hospice, se chauffaient au soleil et causaient entre eux ; l’un d’eux, un aveugle, assis sur un banc, avec un mauvais eustache confectionnait de petits objets de bois ; plus loin, quelques convalescens, des jeunes gens ceux-là, jouaient aux cartes sur le sable. J’allai jusqu’à la grille, où m’attendait un fauteuil, et je m’assis, sentant la fatigue venir ; mais mon malheur