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de présence appendues au lit de chacun avec des inscriptions diverses : vengeurs du Havre, hussards de la mort, noms pompeux dont nos volontaires aimaient à baptiser leurs bataillons. On s’empresse de changer les cartes, et, pieuse supercherie, un terme unique et plus modeste, éclaireurs à cheval, remplace les titres suspects. Ces bons Allemands ignoraient sans doute que jamais notre armée régulière ne compta de corps ainsi désigné ; toujours est-il qu’ils se tinrent pour convaincus. Cependant leur défiance n’était pas facile à mettre en défaut. Le surlendemain de l’occupation, comme je dormais encore, je me sens légèrement frappé sur l’épaule. Je me retourne : l’économe de l’hospice était devant moi, et avec lui un homme brun de haute taille, à l’air rébarbatif, aux épaisses moustaches noires. C’était le docteur prussien chargé de m’interroger. Il portait la petite casquette à liséré rouge, de hautes bottes jaunes aux pieds ; une vaste pelisse couvrait sans la cacher sa petite tunique bleue ornée de larges boutons dorés ; sur la poitrine, plusieurs décorations parmi lesquelles la croix de fer ; deux galons d’or couraient sur les manches. On entendait d’autres officiers causer à voix haute dans le couloir. — Votre nom ? me demanda-t-il sèchement.

Je lui désignai du doigt mon livret de chasseur posé sur une planchette au chevet de mon lit. Il le prit, et se mit à lire. — Où avez-vous été blessé ? continua-t-il au bout d’un moment.

— Dans un accident de chemin de fer, à Critot, répondit pour moi l’économe.

Cependant l’Allemand s’était approché de la table, où il prenait des notes. — Ah ! oui, fit-il, parlant par saccades, cherchant ses mots, avec un accent tudesque fortement prononcé, oui, nous avons vu cela en passant ; des wagons les uns sur les autres, la machine brisée, oh ! malheur, gros malheur !

Mais bientôt, comme saisi d’un soupçon subît, il s’avança vers moi, et vivement, d’un geste brusque, releva les couvertures. Ce qu’il vit de mon état le rassura sans doute, car il n’insista plus ; il replaça mon livret sur la planche, toucha légèrement sa casquette du bout des doigts, et sortit. La même visite devait se renouveler tous les huit jours.

En même temps que les nôtres, quelques blessés prussiens avaient été portés à l’hospice. Comme bien on pense, nos vainqueurs ne s’étaient pas fait faute d’attribuer à leurs soldats toute une partie des bâtimens ; du reste les malades abondaient parmi eux. Chaque matin, ils traversaient l’avenue par bandes de vingt à trente, hâves, défaits, suivis de quelques camarades plus valides qui portaient les fusils et les sacs. Les salles qui leur étaient réservées se