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des rideaux. Quand je la devinais près de moi, je me sentais plus tranquille. Chaque matin, vers six heures, le médecin de l’hospice faisait sa visite dans notre salle. Ce n’était certes pas une petite affaire que de panser trois fractures sur un même corps ; il restait parfois plus d’une heure auprès de mon lit. Dans la soirée, un jeune interne venait s’assurer de notre état, et renouveler le pansement pour la nuit.

J’avais fait prévenir ma famille de l’état où je me trouvais. Un petit mobile, qui couchait dans une des salles voisines, s’était chargé d’écrire la lettre. Un jour, — le docteur venait de sortir, — la porte s’ouvre, et je vois entrer ma mère et ma jeune sœur, toutes deux vêtues de deuil. Quelque effort qu’elle fit pour se contenir, ma mère pâlit affreusement envoyant ce visage livide et amaigri où elle avait peine à reconnaître les traits de son fils. Elle s’approcha de moi, et sans mot dire déposa un long baiser sur mon front. De grosses larmes perlaient dans ses yeux, et moi, pour la rassurer, ranimé aussi par la présence de ces deux êtres qui m’étaient si chers, je me mis à parler, à rire, je roulai même du bout des doigts une cigarette dont je tirai deux ou trois bouffées. Le cœur d’une mère a besoin d’espérer ; la mienne ne soupçonna jamais que dès le principe les médecins m’avaient condamné. Elle venait passer toutes les après-midi près de moi, ne causant pas de peur de me fatiguer. Ma sœur était là aussi bien tranquille ; n’avait-elle pas entrepris de me fournir de charpie ? En retournant un peu la tête sur l’oreiller, — c’était le seul mouvement qui me fût permis, — je la voyais le front penché, ses boucles blondes lui retombant sur les joues, effiler ardemment le linge de ses petits doigts, heureuse lorsque la trame se défaisait sans peine, et que les fils entassés formaient dans la corbeille comme une petite montagne blanche.

Cependant les Prussiens allaient arriver. Depuis un long mois déjà, on annonçait leur marche sur Rouen. Les communications une fois coupées, que deviendrait notre aïeule, que son grand âge avait retenue à l’autre bout de la Normandie ? Partagée entre deux affections égales, ma mère hésitait encore. Quelques bonnes paroles du docteur, un souhait plutôt qu’une promesse, finirent par la décider ; elle partit, et je me trouvai seul de nouveau. Seul, j’ai tort de parler ainsi ; n’avais-je pas là Paul V…, devenu mon compagnon de souffrances, comme il l’était autrefois de mes jeux et de mes plaisirs ? Le pauvre garçon allait mal : du pied, l’inflammation avait gagné la jambe ; on était forcé de l’attacher sur son lit pour qu’il ne pût pas bouger. Visiblement ses forces déclinaient ; il ne mangeait plus. Quand au travers des rideaux blancs je considérais ses yeux caves, son front blême, ses traits décharnés, j’étais effrayé.