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Au surplus, on pourrait proclamer la liberté de tester sans opérer en France une véritable révolution : les mœurs s’y opposent. En Amérique, cette liberté existe, et l’égalité des partages n’en reste pas moins la condition commune. Illimitée, la liberté testamentaire se manifesterait par des abus ; mais ces abus, si regrettables qu’ils fussent, n’iraient pas eux-mêmes jusqu’à changer la face de la société. Les avantages que présenterait la même liberté à certains égards ne la modifieraient pas non plus très sensiblement. Une faible minorité des pères de famille se déciderait à braver sur ce point l’opinion publique, prononcée contre l’exhérédation, si ce n’est tout à fait exceptionnelle. On ne fait aujourd’hui même qu’un médiocre usage de la portion disponible ; plus étendue, on en userait, dit-on, davantage, parce que ce serait d’une manière plus efficace. Je le veux bien ; toujours est-il que ce qui se passe n’est pas un signe à négliger. On a cité un chiffre concluant pour l’époque de la restauration. « J’ai sous les yeux, écrivait M. Dunoyer, peu suspect pourtant de partialité en faveur de la loi, le chiffre des successions qui se sont ouvertes à Paris dans le cours de l’année 1825, à l’époque où la restauration était fort préoccupée de l’idée de rétablir le droit d’aînesse. Le nombre de ces successions est de 8,730. Eh bien ! sur ces 8,730 successions il n’y en avait que 1,081 dans lesquelles on eût testé, et dans le nombre de celles où l’on avait testé, 59 personnes seulement avaient disposé du préciput légal en faveur de tel ou tel de leurs enfans. » Aujourd’hui encore la substitution existe dans notre droit. Elle est permise comme en Angleterre pour la quotité disponible jusqu’au second degré. C’est chez nous lettre morte. Et c’est avec de telles indications qu’on se croit en droit de prédire une révolution morale, économique, sociale, par une modification des articles du code relatifs à l’héritage en ligne directe ! N’est-ce pas enfler sans limite l’importance d’une question qui, réduite à ses justes termes, à ses raisons d’être posée ?

Il est certain que l’article 826, qui permet de demander le partage en nature, pousse à un fractionnement parcellaire funeste à la famille, à la propriété, à l’agriculture. Il existe sans doute un correctif. L’article 827 porte que, « si les immeubles ne peuvent pas se partager commodément, il peut être procédé à la vente par licitation devant le tribunal. » À l’île Bourbon, cet article suffit pour empêcher la division des sucreries, bien qu’elles aient des centaines d’hectares ; les experts trouvent toujours qu’une sucrerie ne peut se diviser, et le tribunal est toujours de leur avis ; mais ce moyen, dit-on, est onéreux, la vente par licitation entraîne des frais, laisse les affaires en suspens. Il y a pourtant là un remède dont il dépendrait des héritiers d’user plus souvent. La polémique trouve