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qui se partagent les membres des nombreuses familles ? Ce que comporte l’association agricole, mélangée de quelques élémens de travail industriel, convient-il de près ou de loin à la plupart de nos familles ? Là chacun a sa tâche sans relation avec celle des autres membres, l’un le bureau, l’autre l’atelier ou le comptoir. N’est-il pas trop certain que nous avons mis le pied dans un monde chimérique ?

Venons aux accusations que formule l’auteur de l’Organisation de la famille contre la loi de succession. Il lui reproche de développer en France sans mesure la famille instable et de dissoudre d’une manière préjudiciable à tous égards ce qu’il reste chez nous de ces familles animées d’un esprit de tradition. La comparaison qu’il fait des différens régimes de succession et de leurs effets offre d’ailleurs un grand intérêt. M. Le Play les ramène sous les catégories suivantes : conservation forcée, partage forcé, liberté testamentaire. Le premier de ces régimes résultait de l’ancienne organisation sociale. Peut-on nier qu’il ait eu de grands avantages ? Il assurait, en maintenant les biens dans les mêmes familles, la perpétuité de leur influence et des meilleures traditions nationales. L’aînesse en a été l’application la plus ordinaire, mais non pas, il s’en faut, unique. Le droit d’aînesse lui-même a été souvent en usage sans distinction de sexe. Il a régné et conserve encore son empire chez plusieurs peuples, aussi bien dans la classe des moyens et petits propriétaires ruraux que dans l’aristocratie. Parfois ce régime, qui met la conservation des biens sous la garde de la législation, ne s’applique qu’aux immeubles, quelquefois seulement aux biens reçus en héritage, comme dans beaucoup de pays allemands et Scandinaves. Tantôt il s’établit perpétuellement, tantôt il ne dépasse pas les substitutions à deux degrés ; il en est ainsi maintenant en Angleterre pour les propriétés rurales. Les gouvernemens d’ancien régime, ne se confiant point complètement à la sagacité et à la prévoyance des pères de famille, ont prescrit le système de transmission qui leur semblait le plus propre à protéger le bien-être des individus et les grandes traditions de l’état. Le régime de conservation forcée a été au moyen âge, selon M. Le Play, pour les Français, les Allemands et les Anglais, la source de la prépondérance de ces trois peuples. Les forces matérielles et morales de l’Europe ont dû en grande partie leur essor à ces familles fécondes qui « cultivaient les arts usuels et les professions libérales, exerçaient l’assistance et le patronage des masses imprévoyantes, recrutaient l’armée ou la marine, et fournissaient avec une fécondité inépuisable le personnel de l’émigration. » Ce n’est pourtant pas sans raison que l’Europe s’éloigne de ce régime. On en a maintes fois décrit les inconvéniens, qui étaient allés croissant : inconvéniens