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semblé que M. de Bismarck avait façonné la nation à son image, et lui avait inoculé ses principes. Ces théories hautaines, que M. de Bismarck aime à formuler dans les grandes occasions, on les trouve déjà dans l’Histoire romaine de M. Mommsen ; elles avaient cours dès 1856 dans les universités, et les lettrés leur faisaient déjà un bon accueil. M. de Bismarck les en a tirées pour les faire entrer dans la pratique ; aujourd’hui elles forment le code de la politique allemande.

Elles ont si bien réussi à nos ennemis que beaucoup de bons esprits nous conseillent d’aller les chercher chez eux, et de nous les approprier s’il est possible. Le conseil est bon, mais à condition que nous ne nous croirons pas obligés de tout prendre. Il y a un choix à faire ; et, comme le livre de M. Mommsen présente, avec une grande franchise, par ses bons et ses mauvais côtés, l’esprit nouveau de l’Allemagne, nous ferons bien de le consulter. Il pourra nous indiquer, si nous le lisons bien, les défauts qui nous ont perdus et les qualités qui nous manquent. S’il nous apprend à éviter les phrases vides, à ne pas nous payer de mots, à vouloir aller au fond des choses, à nourrir moins d’illusions sur les autres et sur nous-mêmes, à ne plus nous embarquer dans une entreprise sans en avoir calculé les dangers et les profits, s’il parvient surtout à nous faire comprendre de quel amour jaloux il faut entourer son pays, et combien on doit se méfier de ce cosmopolitisme chimérique qui enlève à la patrie une partie de l’affection qu’elle réclame et qui lui revient, il nous aura rendu un grand service. Quant à ces maximes de politique raffinée que M. Mommsen étale avec tant de complaisance et de hauteur et qui lui servent à excuser tant d’abus de la force, nous ferons bien de les laisser à l’Allemagne, si elle tient à les conserver. Il en est une pourtant qu’il nous convient de ne pas oublier. M. Mommsen semble l’avoir écrite pour nous, et le temps viendra peut-être de nous en souvenir. C’est à propos des fourches caudines ; l’historien raconte que le sénat refusa de ratifier le traité que les consuls avaient conclu pour sauver leurs légions, et il trouve que le sénat eut raison. « Consentir à un abandon de territoire, dit-il, est-ce autre chose que reconnaître l’impossibilité de la résistance ? Un tel contrat n’est nullement un engagement moral, et toute nation tient à honneur de déchirer avec l’épée les traités qui l’humilient. »


GASTON BOISSIER.