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inconnue, elle n’agissait que par prudence et par sage calcul, et il est, pour sa part, très disposé à penser qu’elle faisait bien. Toutes les fois que ce « sage calcul » la pousse à commettre un acte qui pourra blesser les consciences délicates, il trouve quelque bonne raison pour l’excuser. Il l’approuve, par exemple, de n’avoir pas craint de s’allier avec les Mamertins, ces brigands qui venaient de massacrer les malheureux habitans de Messine et de se partager leurs femmes et leurs biens. Une pareille alliance pouvait être sans doute « un beau texte à déclamation, » mais elle était utile, et l’on fit bien de la conclure. De même, quand les Romains, s’acharnant après Hannibal vaincu, exigent, malgré les protestations généreuses de Scipion, qu’il soit chassé de Carthage, M. Mommsen déclare qu’il y aurait injustice à leur en faire un gros crime, et que la politique de sentiment n’était pas de mise en cette occasion. Entre l’intérêt et le sentiment, le choix de M. Mommsen n’est pas douteux, et, quand une action lui semble utile, il a bien de la peine à la condamner. Un vrai chef-d’œuvre en ce genre, c’est la façon dont il apprécie les proscriptions de Sylla. La première fois que Sylla se servit de cette arme terrible après les troubles excités par Sulpicius, il le fit avec une certaine modération. Le nombre des morts ne fut pas trop considérable ; aussi M. Mommsen prend-il assez aisément son parti de ces violences. Il rappelle que les révolutions ne finissent pas, surtout à Rome, sans exiger un certain nombre de victimes expiatoires, qu’après tout Sylla, dans cette circonstance, agit avec une franchise hardie qui doit aider à l’absoudre. « Il prit sans tant de façon les choses pour ce qu’elles étaient, et dans la guerre il ne vit que la guerre. » Les secondes proscriptions sont plus difficiles à excuser. Cet horrible entassement de victimes, ces meurtres froidement discutés et préparés, ces listes sanglantes qui contenaient les noms des citoyens les plus illustres et les plus honnêtes, ces bourreaux recevant un salaire fixe, ces têtes exposées au Forum, ces meurtres continués tranquillement et de sang-froid pendant plusieurs mois au milieu de la paix générale ont soulevé la conscience publique. Il n’est plus possible d’en parler d’un ton si dégagé. M. Mommsen sans doute n’approuve pas ces horreurs, mais il n’a pas trouvé dans son cœur un seul mot énergique pour les flétrir. Il pense seulement que c’est une grande faute en politique que d’afficher ainsi le mépris de tout sentiment humain. Une faute ! le terme est bien doux ; à moins que M. Mommsen ne trouve, comme Talleyrand, qu’une faute est pire qu’un crime. Ailleurs, atténuant encore cette condamnation déjà si peu sévère, il blâme Sylla « d’avoir ainsi gâté sa cause dans l’estime des faibles de cœur, de ceux qui s’épouvantent du nom plus que de la chose. »