Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/827

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

y ramener. Ni le premier Caton malgré l’originalité puissante de son caractère, ni le premier Africain avec ses victoires et sa fière attitude qui commandait le respect, ne trouvent tout à fait grâce devant lui. Scipion Émilien est traité avec plus de sympathie. Son patriotisme simple et sincère, sa modération, sa sagesse, son désintéressement sans fracas, et surtout la tristesse de sa destinée, paraissent toucher le cœur de l’historien. Cependant il ne le loue pas sans réserve. « Pas plus que son père, nous dit-il, ce ne fut point une nature de génie ; il aimait Xénophon de préférence, comme lui sobre écrivain, comme lui calme et froid soldat. »

M. Mommsen est donc en général sévère pour les grands hommes du passé ; il en est pourtant quelques-uns qui le désarment, et ce ne sont pas toujours ceux vers lesquels nous nous sentons naturellement attirés ; mais il lui plait assez de dérouter nos sympathies. Rien n’est curieux comme de voir par quelles qualités on arrive à mériter ses éloges. Il aime surtout les gens hardis, décidés, qui ne reculent pas devant les coups de main hasardeux. Ceux qui, comme Pompée, ont la faiblesse « de se tenir cramponnés à la formalité légale » lui déplaisent ; il estime bien plus César, qui ne s’arrêtait pas pour si peu. Ordinairement les partisans de César pensent rendre service à sa mémoire en cherchant à prouver qu’il n’était pour rien dans la conjuration de Catilina et que l’ambition personnelle ne s’est éveillée en lui que très tard. M. Mommsen n’est point de cet avis. Il lui semble au contraire qu’on amoindrit César en lui supposant toutes ces délicatesses de conscience. « César, dit-il, avait toujours voulu prendre la domination suprême. » Dès son entrée dans la vie publique, son dessein était arrêté ; pour l’accomplir, il se jeta dans toutes les conspirations qui pouvaient affaiblir l’aristocratie ; quelques basses, quelques criminelles qu’elles fussent, il les appuyait sous main et comptait bien en profiter. Ces esprits audacieux, résolus, qui savent clairement ce qu’ils veulent, qui marchent à leur but sans hésitation, sont ceux qu’admire M. Mommsen. Il faut encore pour lui plaire se bien garder d’être idéologue ou rêveur. Les rêves ont perdu Scipion ; Napoléon n’a pas su s’en garantir ; il conçut des plans chimériques, et César l’emporte sur lui pour n’avoir jamais imaginé que des desseins possibles et praticables, pour s’être volontairement arrêté sur la Tamise et sur le Rhin, sans attendre, comme Napoléon, d’être arrêté par la nature ou par les hommes. À toutes ces qualités, il n’est pas mal que le grand homme joigne une pointe d’ironie. L’ironie est très chère à M. Mommsen, il la pratique volontiers pour son compte ; il aime beaucoup à la retrouver chez ceux qu’il admire. Quand on est au-dessus de l’humanité, on a raison de la mépriser, et on ne fait pas mal de le lui dire. Ce