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III

Il est probable que, si nous entreprenions de démontrer à M. Mommsen que s’acharner ainsi contre des vaincus, lesquels après tout défendaient la loi et l’ordre établi, c’est manquer un peu de générosité, nous ne le toucherions guère. Il nous répondrait que nous faisons des phrases, ou que nous sommes des politiques de sentiment, ce qui, dans sa pensée, est une des plus grosses injures qu’on puisse adresser à quelqu’un. Aussi tient-il par-dessus tout à ne pas la mériter lui-même. Il se pique de n’être pas esclave des mots et d’apprécier les choses à leur valeur. C’est assurément un dessein fort louable ; mais il est dans la nature du génie allemand d’être volontiers systématique et excessif. Cet amour du positif, du réel, du solide, qui, contenu dans de certaines limites, serait fort légitime, prend bientôt chez M. Mommsen un air raide et provoquant ; cette aversion de la phrase se traduit en un dédain superbe pour des principes respectables et des convictions honnêtes. Il ne lui suffit pas de se tenir dans une défiance prudente des opinions douteuses et de vouloir aller au fond des choses ; il a toujours peur d’être confondu a avec ces naïfs des temps anciens et modernes » dont il aime tant à se moquer, et il ne manque pas une occasion de nous faire savoir qu’il faut le mettre parmi les hommes d’état sérieux et les politiques désabusés.

M. Mommsen n’entend pas être dupe. Il se méfie de l’opinion commune ; il se tient en garde contre les admirations reçues. D’ordinaire il admire peu. À l’exception de César, pour lequel il professe un culte véritable, il n’y a presque pas d’homme d’état romain qu’il ne malmène. Ils perdent tous, en passant par ses mains, une partie de ce prestige que le temps leur avait donné. Il fait remarquer très justement qu’en général les politiques de la vieille Rome se ressemblent tous entre eux. Ce n’est pas par un élan du génie individuel, mais par un effort collectif et continu, que les Romains ont conquis le monde. dans ce triomphe de l’esprit de discipline et de suite, les personnalités s’effacent un peu ; c’est le plus beau résultat d’une constitution bien faite qu’un état puisse être grand sans avoir besoin de grands hommes. Rome surtout pouvait aisément s’en passer. Comme ceux qu’elle mettait à la tête de ses affaires n’avaient qu’à se conduire d’après des règles tracées d’avance et à suivre une politique traditionnelle, il n’était pas indispensable qu’ils eussent du génie, et M. Mommsen trouve qu’ils s’en sont ordinairement dispensés. S’ils paraissent quelquefois sortir de la médiocrité commune, on dirait qu’il prend à tâche de les