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dérées dont César entoura son trône, » et qu’il traite sa modération et les efforts qu’il fit pour se concilier les partis de mensonge hypocrite. Ces mots sont durs assurément, mais ils approchent plus de la vérité que les éloges excessifs dont il l’a d’abord comblé. Je le répète, tant qu’on n’aura pas découvert et produit des documens nouveaux sur les projets de César, il faudra continuer à croire qu’il a voulu simplement fonder la monarchie absolue. Il n’est vraiment pas possible qu’avec le grand sens politique que M. Mommsen lui accorde, il ait été jamais assez naïf[1] pour croire qu’on pouvait mêler ensemble le despotisme et la liberté, ou, comme le dit M. Mommsen lui-même, verser l’eau et le feu dans le même vase.

C’est ce que virent clairement les contemporains. Ceux qui suivirent Pompée ne se faisaient pas d’illusion, ils n’ignoraient pas les imperfections du gouvernement qu’ils allaient défendre ; mais ils connaissaient aussi le vrai caractère de celui auquel ils voulaient s’opposer. S’ils se disaient qu’en conservant la république ils s’exposaient à revoir les Clodius et les Catilina, ils savaient qu’en acceptant l’empire ils rendaient possibles les Tibère et les Néron. Il faut avouer qu’entre ces deux régimes l’hésitation au moins était possible ; même quand on se décide pour l’empire, on doit comprendre que d’autres aient pu faire un choix contraire, et qu’ils aient préféré les périls de la liberté à ceux du despotisme. C’est ce que M. Mommsen ne veut pas accepter. Il se montre beaucoup plus sévère pour les ennemis de César que ne le fut le vainqueur lui-même. César ne se crut pas le droit de punir des gens qui n’avaient commis d’autre crime que de défendre contre lui le gouvernement et les lois ; M. Mommsen ne pardonne pas même à ceux qui moururent pour ce qui leur semblait la justice. L’honnête Bibulus, qui eut le tort d’essayer contre César tout-puissant la résistance légale et passive, lui paraît « le plus hébété et le plus entêté des consulaires ; » on sait quels outrages il entasse sur Cicéron. Caton n’est pas plus épargné ; sa mort, si simple et si ferme, semble bien toucher un peu M. Mommsen ; toutefois ce n’est qu’une émotion très passagère, elle ne l’empêche pas de le traiter aussitôt de maniaque et de fou, et c’est justement le moment qu’il choisit pour l’appeler un don Quichotte.

  1. Le mot de naïveté appartient à M. Mommsen lui-même. Il en accuse formellement César au sixième chapitre du cinquième livre (es geschah in beiden Fällen mit einer gewissen naivetät). Il est vrai que, dans le portrait qu’il trace de César au chapitre onzième, la naïveté n’a plus de place. Il le félicite au contraire de son sens politique profond, qui ne s’est, dit-il, jamais trompé, et il le met au-dessus de ses grands rivaux, Alexandre et Napoléon, parce qu’il a été toujours étranger à tout rêve et à toute chimère. Voilà encore une de ces contradictions qui se retrouvent si souvent chez M. Mommsen.