Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/812

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

buhr ait vécu au milieu de ces événemens, son histoire en porte beaucoup moins la trace que celle de M. Mommsen. Il avait été un des soldats de l’indépendance, et il ne s’en souvenait pas sans orgueil[1] ; mais il ne se croyait pas obligé de s’en souvenir toujours. Il n’en parle jamais que d’un ton calme et réservé, sans provocations ni insultes, en homme qui ne croit pas que la colère doive survivre à la victoire. Ce n’est pas l’opinion des Allemands d’aujourd’hui. M. Mommsen appelle quelque part la haine « le dernier trésor des nations victimes du plus fort. » Depuis cinquante ans, les Allemands ne sont plus victimes de personne, et ils avaient été les plus forts dans le dernier combat qu’ils nous avaient livré. Ils n’en ont pas moins conservé leur haine ; c’est un trésor dont ils ne se défont pas volontiers : elle s’est même accrue par la réflexion. À force d’y songer, la revanche de 1815, si complète qu’elle fût, ne leur a pas paru suffisante. Pendant cinquante ans, ils se sont nourris de rancunes, repassant sans cesse dans leur mémoire tous les griefs qu’ils avaient contre nous, depuis la défaite de Witikind jusqu’à la déroute d’Iéna, et s’exaltant davantage à mesure que s’éloignaient les événemens qu’ils voulaient venger. C’est ainsi qu’après un demi-siècle de paix il s’est trouvé que la génération nouvelle, qui n’avait jamais eu à nous combattre, nous détestait beaucoup plus que celle qui avait souffert de nos conquêtes.

M. Mommsen partage les sentimens de ses compatriotes. Il n’a pas attendu les événemens de 1870 pour nous haïr et pour nous le faire savoir. Sa haine le rend très perspicace à saisir nos défauts. Il nous voit déjà et nous maltraite dans les Gaulois nos aïeux. « Avec des qualités nombreuses, fortes, brillantes, nous dit-il, il leur manquait la profondeur du sens moral et le caractère politique, indispensables avant tout pour l’avancement des sociétés humaines dans la voie du bon et du grand. » Voilà le gros reproche trouvé : le sens moral nous manque ; nous sommes, dès le temps de Brennus, la nation pourrie, dont les vices doivent un jour choquer tant de vertueux écrivains ! À l’immoralité, nos aïeux joignaient l’indiscipline, Le vieux Caton les avait dépeints en deux mots : les Gaulois recherchent deux choses avec ardeur, la guerre et le beau langage. Bons soldats, mauvais citoyens, est-il étonnant qu’ils aient ébranlé tant d’états et n’en aient pas fondé un seul ? Un moment, la grande figure de Vercingétorix paraît toucher M. Mommsen.

  1. Il dit quelque part, après avoir rappelé cette époque de travail fécond où l’Allemagne vaincue se consolait et se relevait par la science : « Avoir joui de ce temps, avoir participé aux événemens de 1813, c’en est assez pour rendre heureuse la vie d’une homme ! »