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Napoléon, on n’en est pas surpris : ce sont deux génies du même ordre, et il est assez difficile qu’on échappe à la tentation de les comparer. On peut encore accepter, quoique avec plus de peine, qu’il mette Sylla à côté de Cromwell et Scipion auprès de Wellington ; mais il faut reconnaître qu’il abuse un peu de ces rapprochemens. Tout prend chez lui une couleur moderne ; le roi des Parthes est un sultan, et le suréna devient son vizir ; Alexandre a autour de lui ses maréchaux comme Napoléon ; les Étoliens, qui combattent pour piller, sont les lansquenets de la Grèce ; les légions levées en toute hâte au moment du danger s’appellent la landwehr de Rome ; les chefs numides qui suivaient Jugurtha sont des cheiks, et les généraux romains opèrent des razzias contre eux. M. Mommsen a surtout recours à cette méthode quand il est en colère, ce qui lui arrive assez souvent. Il s’en sert volontiers pour infliger à des gens qu’il n’aime pas un ridicule qui puisse ne plus s’oublier. C’est ainsi qu’il accuse le sénat d’avoir une politique de garde national, qu’il appelle Pompée un caporal et Caton un don Quichotte dont Favorinus est le Sancho. C’est un moyen facile de tout animer. Le lecteur, que ces personnalités effacées n’attirent guère, est réveillé dès qu’on les appelle d’un nom qu’il connaît et qu’on leur met un costume de notre temps. Il peut arriver seulement que le costume ne leur convienne pas, et que ces rapprochemens soient forcés. Assurément, dit M. Mommsen lui-même, l’histoire des siècles passés est la leçon des siècles présens ; mais il faut bien se garder de l’erreur vulgaire qui croit qu’il suffit de feuilleter les annales anciennes pour y retrouver tout à fait les événemens du jour. La réflexion est sage, et nous ferons bien d’en profiter ; mais M. Mommsen n’a-t-il pas quelquefois partagé cette erreur qu’il reproche aux autres ?

Parmi ces souvenirs contemporains qui assiègent sa pensée, il est bien naturel que les événemens de 1813 ne soient pas oubliés. Tout les lui rappelle. La triste destinée d’Hamilcar Barca, que la mort coucha sur le champ de bataille, dans la vigueur de l’âge, à l’heure même où ses plans mûris allaient porter leurs fruits, le fait songer à celle de Scharnhorst, l’organisateur de l’armée prussienne, tué quelques jours avant la bataille de Bautzen. Quand Hannibal, sans instructions, ou même contre la volonté formelle du sénat de Carthage, se jette hardiment sur Sagonte, M. Mommsen pense au général York livrant son corps d’armée aux Russes, u grand scandale des gens haut placés, et donnant ainsi aux Allemands le signal de la guerre de l’indépendance. Ces souvenirs patriotiques lui causent un vif enthousiasme, et il a bien raison d’en être fier ; il est bon pourtant de remarquer que, bien que Nie-