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dans des études communes les deux peuples arriveraient à mieux se connaître et à s’estimer davantage ; ils espéraient enfin que dans cette réconciliation, qu’ils appelaient de leurs vœux, les lettrés et les savans seraient heureux de jouer le rôle de bienveillans intermédiaires et d’ambassadeurs pacifiques.

On sait combien ces espérances ont été trompées. Les savans, les lettrés de l’Allemagne ont attisé les haines au lieu de les calmer. Il n’est pas de petite école qui n’ait cru devoir faire sa manifestation contre nous, où quelque professeur n’ait pris un jour la parole pour nous maudire, pour demander après une guerre sans pitié une paix sans miséricorde. Dans ce concert d’insultes dont nous avons été l’objet, la voix la plus aigre, la plus cruelle a été peut-être celle de M. Mommsen ; c’est de lui que nous sont venus les plus poignans outrages. Quand ce rigoureux moraliste prêchait aux Italiens l’ingratitude, quand il essayait de prouver à ce pays, à qui nous avons rendu son unité, qu’il devait être très satisfait de voir briser la nôtre, il ne trouvait pas de termes assez forts pour railler nos ridicules ou fulminer contre nos vices. On a été chez nous aussi surpris qu’attristé de ces violences. Il n’y a certainement personne à qui il convînt moins qu’à M. Mommsen de se compromettre dans ces rivalités passionnées. Son nom est peut-être aujourd’hui le plus illustre de l’Allemagne. Dans son insatiable curiosité, il a touché à toutes les connaissances humaines ; c’est à la fois un jurisconsulte, un philologue, un numismate, un épigraphiste, un historien. Il a fouillé tous les recoins de l’archéologie antique, il a publié des éditions d’anciens auteurs, des travaux sur la chronologie et le droit romain, sur les anciens dialectes italiques, et une quantité innombrable de dissertations de tout genre pour redresser des opinions fausses ou éclaircir des questions douteuses. Il est l’âme de cette réunion d’érudits qui a entrepris de nous donner la collection complète des inscriptions romaines, il en a publié le premier volume, et prépare ou revoit les autres. On pouvait donc croire que sa réputation scientifique lui imposerait quelque réserve. Il semblait à ses amis et à ses admirateurs, dont le nombre était grand en France, qu’ils devaient s’attendre à plus de générosité de sa part. Ils avaient tort. M. Mommsen a été au contraire parfaitement fidèle à lui-même. Il avait pris la peine de nous prévenir d’avance de ses sentimens, et, si nous nous sommes fait quelque illusion, c’est que nous avions mal lu ses écrits. Le plus important et le plus populaire de ses livres, son Histoire romaine, aurait dû nous ouvrir les yeux. On y trouve en germe, quand on veut les y chercher, ces principes qui nous ont été si rigoureusement appliqués, et ces théories insolentes qui se sont exprimées avec tant de hauteur après la victoire.