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infidèle, un blasphémateur, un infâme plongé dans le bourbier des vices sans nom.

Clément commit trois cardinaux pour examiner les témoins : savoir Pierre de La Capelle, évêque de Palestrine, Bérenger de Frédol, évêque de Tusculum, et Nicolas de Freauville, du titre de Saint-Eusèbe. Nous possédons quelques parties de ces informations. Les déposans sont unanimes pour attribuer à Boniface, en morale, toutes les turpitudes, en philosophie, toutes les assertions hardies de l’école matérialiste et averroïste. Boniface, nous l’avons déjà dit, était un mondain lettré comme Guido Cavalcanti et ces matérialistes non avoués que l’Italie, selon Dante, comptait déjà par milliers : ainsi nous le montre la satire de frà Jacopone, portrait si juste et si fin, tracé bien avant que Nogaret eût pu suborner aucun témoin. Son langage pouvait être fort libre, comme ses opinions. Il est peu croyable cependant qu’il ait porté l’imprudence jusqu’aux excès racontés par les témoins. Un chanoine de Pouille prétendit avoir assisté, du temps de Célestin V, à une conversation entre le cardinal Gaetani et plusieurs personnes. Un clerc disputait sur cette question : « quelle est la meilleure religion, celle des chrétiens, des juifs ou des sarrasins ? Qui sont ceux qui observent le mieux la leur ? » Alors le cardinal aurait dit : « Qu’est-ce que toutes ces religions ? Ce sont des inventions des hommes. Il ne se faut mettre en peine que de ce monde, puisqu’il n’y a point d’autre vie que la présente. » Il ajouta que l’univers n’a point eu de commencement et n’aura point de fin. Un abbé de Saint-Benoît déposa du même fait, ajoutant que le cardinal Gaetani avait dit que le pain dans l’eucharistie n’est point changé au corps de Jésus-Christ, qu’il n’y a point de résurrection, que l’âme meurt avec le corps, que c’était là son sentiment et celui de tous les gens de lettres, mais que les simples et les ignorans pensaient autrement. Le témoin, interrogé si le cardinal parlait ainsi en raillant, répondit qu’il le disait sérieusement et pour de bon. Un Lucquois rapporta également que, se trouvant dans la chambre du pape, en présence des ambassadeurs de Florence, de Bologne, de Lucques et de plusieurs autres personnes, un homme, qui paraissait chapelain du pape, lui apprit la mort d’un certain chevalier, et dit qu’il fallait prier pour lui. Sur quoi Boniface le traita de niais, et, après lui avoir parlé indignement de Jésus-Christ, ajouta : « Ce chevalier a déjà reçu tout le bien et tout le mal qu’il doit avoir, car il n’y a de paradis ni d’enfer qu’en ce monde. »

Aucune plume ne voudrait plus transcrire les allégations qui suivent. Tous les témoins rapportent les mêmes faits avec des raffinemens de scandale. Cette uniformité est une raison de croire qu’il