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ressemblons qu’à nous-mêmes, il y a une muraille autour de notre nationalité, et l’aimable légion des gouvernantes anglaises et suisses, notre connaissance des langues étrangères, nos voyages, notre prédilection même pour ce qui est étranger, rien encore n’a pu détacher une pierre de cette muraille… Quand les étrangers viennent chez nous, ils nous entendent parler dans leur langue respective, ils retrouvent une partie de leur esprit et de leur vie spirituelle, l’Anglais son méthodisme, l’Allemand sa science, le Français sa littérature, l’Italien son Dante, et tous de s’écrier : « C’est surprenant, mais dans cette Chine il me semble que je suis encore chez moi. »

Il y a incontestablement beaucoup de vérité dans ce tableau qu’un Hollandais trace de son pays, lors même que çà et là on serait tenté de lui faire quelques objections. Qu’il nous soit permis d’ajouter un trait auquel l’ingénieux écrivain ne paraît pas avoir songé. Quand, bien avant les derniers événemens, nous cherchions à nous expliquer cette espèce de discordance qui existe entre deux populations si voisines par le sang et par la langue, nous arrivions en dernière analyse à cette antithèse : l’Allemand, pris en général, est ou bien idéaliste au suprême degré, ou bien il est d’un réalisme grossier, parfois même il est en même temps l’un et l’autre. Le Hollandais serait plutôt positif, c’est-à-dire que, sans abjurer l’idéal, il aime avant tout la réalité pratique. Cette réalité, à son tour, si on veut qu’elle lui plaise, doit être relevée par un certain attrait moral. Il y a donc antagonisme fréquent de goûts et de tendances entre l’Allemand et lui. Tantôt l’idéalisme quintessencié de son voisin le met en défiance ou l’ennuie, tantôt son excès de prosaïsme, son mépris des convenances, l’effronterie de son égoïsme, lui répugnent. Il est à chaque instant ou trop au-dessous ou trop au-dessus de l’Allemand pour s’imaginer qu’il ne fait qu’un avec lui.

A quelque point de vue qu’on se place, il faut donc avertir de l’erreur profonde où ils tombent ceux qui inclineraient à fonder sur l’affinité matérielle de la race un argument en faveur d’une fusion de la Hollande dans l’Allemagne et surtout dans l’Allemagne prussienne. Il y a entre les deux peuples cette incompatibilité d’humeur qui n’empêche nullement des relations amicales de s’établir et de durer entre deux voisins, mais à la condition que chacun d’eux reste chez lui. La cohabitation serait un supplice pour tous les deux, surtout pour le plus faible. Si l’annexion de la Hollande devait un jour se réaliser, ce serait un triomphe nouveau de la force brutale, et nous aurions à enregistrer un meurtre national de plus dans les annales de l’Europe moderne.