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NATACHA

I.
LE COMTE LOUIS DE S… AU LIEUTENANT DE VAISSEAU R…, À NANGASAKI.
Lucerne, août 1866.

Après deux années de silence, me revoici t’écrivant, mon ami. J’ai peut-être eu tort de me taire si longtemps ; mais tu n’as pas raison non plus lorsque tu prétends que c’est traiter mal une amitié connue la nôtre. Eh ! parbleu, je sais bien que cette amitié est de trempe solide ; c’est précisément pourquoi je trouve qu’elle n’a pas besoin pour vivre, — et même pour grandir, — des menus témoignages qui sont le pain quotidien des affections vulgaires… Si tu étais un indifférent, je me mettrais en frais d’esprit pour toi, — ou une jolie femme, je te conterais des tendresses ; mais que veux-tu que je dise d’un peu nouveau à un si vieil ami ? J’ai beau faire, dès que je te dois prouver épistolairement que je t’aime, mon cœur et mon esprit se refusent k battre le briquet en ton honneur.

Enfin, pour tout dire, tu n’as pas oublié que j’ai le caractère le plus mal fait du monde, et que mon humeur se permet des bizarreries de femme capricieuse. Ainsi la vue d’une feuille blanche étalée devant moi me cause une horreur absurde, mais insurmontable, qui vient, je suppose, de ce que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent je me sens absolument incapable de l’effort qu’il faut pour la couvrir de petits caractères noirs. Je suis tout prêt alors à maudire l’invention de l’écriture et ses inventeurs, et, si la découverte était à faire, il est certain que ce n’est pas moi qui la ferais. Que si maintenant tu me demandes pourquoi ces raisons, qui me semblaient décisives hier, n’ont plus le sens commun aujourd’hui, je te répondrais que l’homme est un être changeant ; il adore le lendemain ce qu’il haïssait la veille. Je ne sais quel démon babillard s’est emparé de moi ; je me sens subitement des démangeaisons d’écrire, et