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plus compromise que les acteurs principaux. Toutefois on donnait raison en général au parti Ramsey, qui semblait n’avoir agi qu’avec l’excuse d’une légitime défense. Les habitans d’Albany acclamèrent les employés de la Susquehannah à leur retour de cette expédition malencontreuse. Le gouverneur de l’état se crut obligé d’intervenir, afin de faire cesser l’embarras des shérifs, qui ne savaient plus à qui obéir : il leur prescrivit de maintenir chacun des adversaires en possession des gares qu’ils occupaient ; en outre, il donna l’ordre d’appeler la milice au cas où les troubles recommenceraient, et menaça de proclamer la loi martiale dans les districts que la ligne traversait. Cependant les deux partis continuèrent pacifiquement la lutte à l’aide des moyens légaux inépuisables que leur procuraient leurs avocats. Au jour fixé pour l’assemblée générale des actionnaires, on eut le triste spectacle de deux réunions distinctes, — l’une composée des partisans de Ramsey, l’autre des partisans de Fisk. Ces derniers étaient de rudes compagnons, déguenillés, mais robustes, que l’on avait amenés le matin de New-York par le premier train, et qu’un copieux déjeuner avait mis de joyeuse humeur. Ailleurs qu’en Amérique, on n’aurait pu croire que ce fussent là des actionnaires, et de fait c’étaient MM, Fisk et Gould qui les avaient transformés en capitalistes pour les besoins de la journée. Quand enfin M. Ramsey s’aperçut qu’il n’était pas de force à résister à un adversaire si puissant, il prit le sage parti de vendre la ligne de la Susquehannah à la compagnie du canal de l’Hudson, association riche et bien posée que les manœuvres des agioteurs ne pouvaient ébranler. Longtemps après, au mois de mai 1871, les nombreux conflits judiciaires auxquels l’affaire avait donné lieu se terminèrent devant la cour suprême des États-Unis par l’acquittement de M. Fisk, qui n’eut même pas à payer de dommages-intérêts. S’il avait, cette fois perdu la partie, il était homme à prendre sa revanche dans une autre occasion. Il allait bientôt périr par le revolver d’un assassin ; . du moins le dernier exploit de cette existence aventureuse et turbulente fut un acte de bienveillance dont il faut lui savoir gré. Lors du récent désastre de Chicago, il fit à New-York une quête fructueuse en faveur des victimes ; puis il en chargea un train de marchandises, le conduisit lui-même à grande vitesse jusqu’à la ville incendiée, et, après avoir distribué aux malheureux habitans la magnifique offrande qu’il leur apportait, il leur fit cadeau des wagons et de la locomotive qui l’avaient amené.

Il serait malséant de raconter les tristes exploits des spéculateurs américains, s’il n’en devait sortir un enseignement utile. Or, de ces luttes entre compagnies financières qui semblent se moquer du gouvernement et de la justice aussi bien, que des intérêts de leurs