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détriment du public. Le conflit éclata peu de temps après la guerre de sécession entre le chemin central de New-York et celui de l’Érié. Les Américains du Nord vivaient à cette époque dans une atmosphère belliqueuse. C’est une circonstance assez digne d’attention qu’au lendemain de la guerre civile, alors que le licenciement des armées rejetait dans la vie ordinaire 1 million d’hommes rompus à l’existence aventureuse des camps, il n’y eut ni brigandage ni plus de désordres ou de crimes que dans les années précédentes. Les citoyens de l’Union reportèrent sur les affaires commerciales l’esprit de discipline, le gaspillage des capitaux, la hardiesse de combinaisons, en quelque sorte les qualités et les défauts de la profession militaire auxquels ils s’étaient accoutumés pendant la lutte de la sécession. Ces nouveaux combats, que l’on aurait pu croire pacifiques et qui souvent furent au contraire aussi violens qu’immoraux, eurent surtout pour théâtre l’état de New-York, C’est dans la plus grande ville de l’Amérique que viennent chercher fortune les hommes. qu’aucun scrupule n’arrête ; c’est aussi là que la justice est le plus suspecte de partialité, parce qu’elle y est aux mains de la populace. L’état est divisé sous le rapport judiciaire en huit districts, et chaque district possède un tribunal de quatre juges. Tous ces juges sont élus par le suffrage universel, qui demande avant tout aux candidats compte de leurs opinions politiques. Chaque juge peut, en certaines affaires, siéger seul, rendre des arrêts, suspendre la procédure entamée devant un autre tribunal. On ne s’étonnera pas de les voir prendre des décisions contradictoires lorsqu’ils se laissent aveugler par l’esprit de parti ou corrompre à prix d’argent.

M. Vanderbilt, déjà maître du New-York-Central, voulut en 1867 s’emparer aussi du chemin de l’Érié. Il était homme de grandes ressources ; on lui attribuait une fortune de 10 millions de dollars entièrement disponible pour des opérations de bourse. Le moyen le plus simple d’atteindre le but qu’il se proposait lui parut être d’acheter la plus grande partie des actions de l’Érié, mais, tandis qu’il se livrait à cette manœuvre, dont la conséquence immédiate était une hausse formidable, il s’aperçut que ses adversaires, l’ayant deviné, émettaient des actions nouvelles à mesure qu’il en achetait. L’abus fut poussé à tel point que le capital apparent de cette ligne fut porté dans l’espace de quatre ans de 250,000 à 865,000 actions. La lutte fut vive ; les juges intervinrent, chaque parti avait le sien, qui lui donnait raison. Enfin, de guerre lasse, les adversaires conclurent un compromis ; les quelques millions qu’ils avaient perdus dans ces agiotages se trouvèrent remboursés, on ne sait comment, sur les bénéfices de l’exploitation du chemin de fer, et après nombre d’incidens la ligne de New-York à l’Érié passa sous la direction d’un