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aristocratiques du vieux monde, en soit au désespoir, — que le misanthrope Bolton, qui serait un stoïque, s’il n’était sourdement atteint d’ivrognerie comme d’une maladie incurable, journaliste distingué au demeurant et caractère sublime, s’interdise d’épouser le docteur Caroline, qu’il adore et dont il est aimé, pour ne pas devenir un obstacle à la carrière que se propose cette femme supérieure. — Qu’elle étudie son art, qu’elle s’élève de plus en plus, qu’elle soit tout ce qu’elle peut être,… je n’entraverai pas sa course ! — Et il laisse Caroline, le futur médecin, partir pour la chasse aux diplômes avec Ida, l’élève de Darwin : c’est fort généreux peut-être, mais cela n’a pas le sens commun assurément, et surtout cela n’est pas de l’amour. Trop de satellites gravitent autour de Ma Femme et moi, comme pour nous faire perdre le fil de l’action principale. Il y a des portraits tracés, dit-on, d’après nature ; celui de Mme Cérulean, dont le salon, célèbre probablement à New-York, nous montre des fanatiques empressés autour d’une femme brillante et vaine, qui s’imagine que les hommages décernés à ses charmes s’adressent à son génie. Pour affirmer ce prétendu génie, elle donne tête baissée dans toute sorte d’aberrations, reçoit et patronne les phénomènes les plus équivoques, entre autres Audacia Dangereyes, la caricature des femmes émancipées qui osent tout, type de folle destiné probablement à faire ressortir par le contraste celui d’Ida Van Arsdel, la réformatrice selon le cœur de Mme Stowe, qui croit que les femmes gagneront leur cause bien moins par de bruyans rassemblemens et d’impérieuses revendications, des conférences et des pamphlets, qu’en s’efforçant chacune dans sa sphère d’accomplir avec patience une œuvre courageuse et utile. Miss Audacia, Mme Cérulean et bien d’autres pourraient disparaître sans que personne s’en plaignit. Mme Stowe se laisse entraîner, à la suite de son héros, ce champion du progrès appuyé, sur le christianisme, à peindre les excès de tous les réformateurs contemporains ; elle n’a pas cherché en revanche un seul incident dramatique. La compensation est dans un assemblage de détails charmans de caractères consciencieusement observés, de pensées généreuses, de scènes touchantes à travers lesquelles brille comme un rayon de saine et pure gaîté. Elle revêt d’intérêt, et souvent de poésie, les plus humbles détails de la vie domestique ; enfin elle donne aux jeunes filles, à qui son livre est dédié, une idée juste et haute du bonheur auquel chacune d’elles peut atteindre en dépit de la fortune. Honneur à Mme Stowe pour cela, et que son obstination un peu fatigante à plaider avec emphase les droits de la femme lui soit pardonnée en faveur de la sagesse et de la grâce que met son héroïne à n’en revendiquer aucun.


TH. BENTZON.