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doutant pas que privations et sacrifices s’appellent du bonheur, lorsqu’on les voit à travers le prisme de la jeunesse et de l’amour.

Mme Stowe pourrait traiter indéfiniment des transformations vraiment miraculeuses d’une vieille maison de pauvre faubourg sous l’influence du génie féminin qui l’emplit de fleurs, de soleil, d’élégance et de chansons, au point d’en faire mieux qu’un palais ; aussi nous promet-elle une suite : Annales d’un quartier qui n’est point à la mode. La toile tombe, on ne sait pourquoi, sur un joli petit tableau d’intérieur. Ce soir-là, on a chauffé la maison, ou, selon l’expression française, pendu la crémaillère. L’histoire n’est pas finie, elle ne peut finir, et c’est là un des défauts qu’elle présente. Le premier, le plus grave, est cette forme d’autobiographie que l’écrivain, une femme, a donnée aux aventures d’un jeune homme. Harry Henderson, aimable dans l’enfance, devient, à mesure qu’il avance en âge, une sorte de Grandisson, vertueux sans lutte, attachant trop d’importance à ne pas fumer et à ne pas boire, comme si c’étaient là les seuls vices qui pussent tenter sa jeunesse. On ne sent jamais chez lui l’ombre de passion ; il fait de la littérature posément, sans fièvre d’imagination, comme il ferait une besogne manuelle ; le bureau du journal où il travaille ressemble à la cage grillée derrière laquelle le commerçant aligne des chiffres. Il est amoureux à la manière d’une demoiselle bien élevée : jamais il ne côtoie seulement le vertige ; sa conversation dans le boudoir de sa fiancée, seul à seule avec elle, la veille de leurs noces, roule sur les devoirs réciproques des époux, tels qu’ils sont exposés dans le livre de prières, et sur des thèses générales passablement rebattues. Le voyage de la lune de miel est plutôt l’école buissonnière de deux camarades ; enfin ils répètent avec beaucoup d’années de plus, qui rendent puéril et insuffisant ce qui était alors parfaitement à sa place, la petite idylle enfantine de Harry et Susie. La vertu de Henderson, jusqu’au jour où elle est couronnée par sa rencontre avec Éva, gagnerait, à être moins facile, d’être plus vraisemblable et plus intéressante.

La composition du roman est d’ailleurs assez imparfaite. Imaginez un tableau où fourmillent des figures, originales et expressives sans doute, mais qui défilent plutôt qu’elles n’agissent, et ne sont point arrangées pour former de groupe principal ; elles se coudoient, s’entassent toutes sur le même plan, sans souci de la perspective ; on voudrait à chaque pas les écarter. Peu nous importe que Jim Fellows, l’un des collaborateurs de Harry, celui qui dans la Démocratie représente assez lourdement l’esprit français, ait à la fin du roman quelques chances d’épouser Alice, la jeune sœur altière et ambitieuse d’Éva, et que tante Maria, qui représente les préjugés