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mode, sauf une seule, un type, admirable évidemment aux yeux de Mme Beecher Stowe, de savante et de philosophe : Ida Van Arsdel vit solitaire et recueillie dans cette maison toujours en fête, les cheveux coupés courts « à la Rosa Bonheur, » vêtue avec une simplicité puritaine, quoiqu’elle n’appartienne à aucune secte, étant ce que nous appelons un esprit fort. Elle lit Darwin ; son appartement est meublé comme une ferme, aux livres près ; elle est pour son père, qui l’a chargée de la correspondance étrangère, un associé précieux, s’occupe d’études professionnelles, méprise l’éducation et les goûts que la mode donne aux femmes. Elle a refusé d’être confirmée avec ses sœurs, parce qu’elle ne voit pas que la confirmation rende meilleurs ceux qui la reçoivent : elle doute de l’église sinon de la religion, et pratique néanmoins les vertus chrétiennes, tandis que la plupart des jeunes chrétiennes mènent une vie de dissipation. Éva compte parmi ces dernières, bien qu’elle ait un noble cœur, du sérieux dans l’esprit, le remords de gaspiller ainsi ses plus belles années ; mais la coutume l’emporte, et c’est à la coutume encore qu’elle va céder en épousant M. Wat Sydney. — Éva, dit sa sœur aînée, sœur Ida, l’esprit fort, Éva m’irrite par ses bonnes qualités mêmes. Son instinct est de plaire à tout le monde, et, parce que maman souhaite ce mariage, parce que la pauvre fille a le cœur vide, qu’elle s’ennuie, le mariage se fera. Les scrupules de sa conscience contribuent encore à l’affaiblir ; elle balance toujours, et a juste assez d’énergie pour se révolter en elle-même, pas assez pour s’affranchir. Un phrénologue a dit qu’il lui manquait la destructivité ; c’est vrai. Le pouvoir de faire de la peine au besoin est une partie nécessaire de tout être humain bien organisé. Personne ne peut arriver à rien sans avoir le courage d’être parfois désagréable, courage que j’ai au plus haut degré. On lie cherche pas à me dominer, à m’enchaîner. Pourquoi ? Parce que j’ai fait ma déclaration d’indépendance, que je me suis préparée à la guerre,… ce qui m’a assuré la paix, tandis que tout le monde se mêle des affaires d’Eva ; elle est un territoire conquis, et n’a pas de droits qu’on soit tenu de respecter.

Cette faiblesse fait le charme d’Éva Van Arsdel à nos yeux et aux yeux de Harry Henderson, qui, malgré ses tirades un peu longues et fastidieuses sur les droits de la femme, préfère décidément les sensitives aux femmes médecins et philosophes. Accueilli par les parens, il se laisse entraîner, sur les pas de la beauté qui le fascine, dans les cercles mondains qu’il avait mis jusque-là sa gloire à éviter. Nous avons ici une aimable description des jeunes filles de New-York. « La grâce des Américaines, leurs succès à l’étranger, sont passés en proverbe, et dans la moindre réunion à