Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/600

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Raguse qu’à la fin du mois de novembre. Commencée le 25 juillet, la délimitation n’était pas complètement terminée ; mais le protocole qui fixait en principe le tracé de la frontière avait été signé à Constantinople. Il n’est pas facile de délimiter un état dont le territoire n’a jamais été soumis à aucun levé topographique, et dont la configuration indécise ne résulte d’aucun document écrit. La commission européenne se trouvait donc conduite, tout en jalonnant le pays, à s’en faire raconter l’histoire. « Les anciens des villages » promenaient les négociateurs à travers les récits les plus fabuleux. A une époque qui se perdait dans la nuit des temps, un proscrit, disaient-ils, était venu dresser sa tente sur ce pic solitaire ou sur le bord de ce cours d’eau. Les enfans avaient grandi, les troupeaux avaient prospéré, la famille était devenue une tribu. L’état monténégrin n’était qu’une agglomération de familles. Chaque famille avait gardé le nom de son fondateur. Comment séparer du tronc principal les branches qui s’étaient étendues à droite et à gauche ? Pourquoi donner aux Turcs la nahia des Drekalovitch, quand les Drekalovitch n’étaient que les enfans égarés des Kutchi ? L’âpreté avec laquelle le Monténégro défendait ses droits lui assurait une incontestable supériorité sur son nonchalant adversaire ; mais l’Angleterre et l’Autriche avaient pris en main la cause de la Turquie. Les parties se trouvaient ainsi ballottées entre deux influences contraires. Il dépendait presque toujours de la Prusse de décider la question. Sur la plupart des points, la Prusse nous avait donné la majorité ; sur celui-ci, elle demeura inflexible. Nous manquâmes donc malgré nous l’occasion d’arracher quelques milliers d’âmes de plus aux griffes de la Turquie. Ce que nous eussions surtout désiré obtenir pour nos protégés, c’était un port où pût enfin flotter le drapeau monténégrin ; le prince Danilo se fût contenté de la moindre crique. Le droit à la mer est la juste ambition de tous les peuples. Tant que le Monténégro restera une enclave, tant qu’il ne pourra communiquer avec le reste du monde sans la permission de l’Autriche ou de la Turquie, il y aura forcément arrêt dans le développement de ses destinées. Un grand pas cependant avait été fait. Le Monténégro avait désormais un nom dans les archives diplomatiques de l’Europe. Il fallait savoir se contenter de ce premier avantage. L’œuf d’où est sorti l’empire actuel d’Allemagne a été couvé pendant plus d’un siècle par les électeurs de Brandebourg.

Je ne souhaite pas de nouveaux cataclysmes à ce monde trop bouleversé déjà. Que l’empire ottoman continue à subsister, si la vie n’est pas tarie dans son sein, qu’il s’assimile, si les dieux le permettent, les provinces qui ne se sont pas encore soustraites à sa domination ; je ne demande qu’une chose, c’est que, le jour où le colosse viendrait à s’écrouler, on veuille bien se souvenir qu’il