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distance leur bonnet et de le poser en évidence sur quelque roche, afin de tromper l’ennemi et d’attirer par ce stratagème, le feu sur leur coiffure plutôt que sur leur tête.

La surprise de ces rusés guerriers fut grande lorsqu’au combat de Grahovo ils virent un Français : dédaigner fièrement les précautions. dont ils lui donnaient l’exemple. M. Delarue venait de quitter le bureau des longitudes, où il entassait, depuis cinq ou six ans, des montagnes de chiffres. Secrétaire intime du prince Danilo, à qui M. Hecquard l’avait présenté, il fut chargé d’un message urgent pour les consuls. Cette mission le jeta en plein dans la bagarre ; il y fut tout simplement héroïque. J’ai entendu plus d’une fois les Monténégrins parler avec stupeur des étranges allures de cet homme, qui se promenait impassible au milieu de la fusillade. Son maigre habit noir, et son chapeau rond le désignaient particulièrement aux coups des tirailleurs ; mais lui, sans s’émouvoir, se contentait par un mouvement nerveux de chasser les balles que, pour la première fois, il entendait bourdonner de si près à ses oreilles. Voilà un genre de courage que les Monténégrins admirent, mais qu’ils n’imiteront pas.

Comment une insignifiante escarmouche devient-elle si souvent un combat acharné ? Par le zèle que chacun met à rapporter son trophée du combat. Un Turc tombe, les Monténégrins sortent de leurs abris, et s’élancent de toutes parts sabre en main. De leur côté, les Turcs veulent sauver le blessé ou enlever le cadavre ; on se bat sur ce corps. De nouvelles victimes jonchent bientôt le terrain et entretiennent la lutte. A Grahovo, les victimes se trouvèrent si nombreuses que les vainqueurs n’auraient pu emporter du champ de bataille toutes les têtes qu’ils avaient coupées. Ils se contentèrent d’apporter à Cettigné des nez et des oreilles. Ce fut un cri d’horreur en Europe quand on y apprit cet affreux détail. Le prince en était désolé et confus ; mais il n’avait pas dépendu de lui de réformer sur ce point les mœurs de ses sujets. Lorsque je connus mieux les chefs monténégrins, je voulus user de mon influence pour les faire renoncer à un si atroce usage. Ils m’écoutèrent avec attention, approuvant mes exhortations de la tête et du geste. Lorsque j’eus fini ma harangue : « Vous avez raison, me dirent-ils, nous ne couperons plus la tête qu’aux Turcs. »

Le Turc, pour le Monténégrin, ce n’est pas un homme, c’est l’ennemi séculaire, la bête malfaisante qu’il faut exterminer. J’ajouterai que c’est le seul ennemi avec lequel on ne puisse entrer en composition. Dans un pays où chacun n’a eu longtemps pour gage de sa sécurité personnelle que l’arme qu’il portait à ses côtés, la vengeance devait devenir un devoir social ; sous peine d’infamie, on était tenu de venger ses proches. Cette solidarité créait entre les