Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/587

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les préjugés religieux ont confondu sa cause avec celle du sultan. Peu d’hommes d’état voudraient admettre à Vienne que la dissolution de l’empire ottoman soit faite pour profiter à une autre puissance que la Russie. Le gouvernement autrichien ne devait donc voir qu’avec déplaisir nos fatales complaisances pour des idées qui lui paraissaient chimériques ; il devait s’irriter de nos illusions, alors même qu’il ne suspecterait pas notre bonne foi.

Notre présence sur les côtes de la Dalmatie eut bientôt attiré l’attention de l’Europe. Toutes les cours s’en émurent, et la très petite question du Monténégro devint en peu de temps une sorte de champ-clos diplomatique. L’Angleterre, dont l’approbation nous était si précieuse, — car cette approbation répondait, à elle seule, de la sagesse et de la modération de nos desseins, — l’Angleterre ne témoignait nul penchant à nous suivre dans la voie nouvelle où nous nous montrions disposés à nous engager. Rien ne lui est plus antipathique et souvent plus suspect que la politique de sentiment. Il fut heureusement très facile de lui faire comprendre que nous n’étions pas venus à Raguse pour y favoriser les empiétemens du Monténégro, que nous voulions au contraire empêcher le conflit de s’étendre. Je ne sais trop en effet si dans cette circonstance nous ne servîmes pas tout autant la Turquie que le peuple qui nous avait appelés à son aide. Ce ne sont pas les 15 ou 20,000 fusils dont dispose le Monténégro qui eussent mis l’empire ottoman en péril ; c’est l’exemple que ce peuple de 120,000 âmes venait de donner. La victoire de Grahovo était une torche jetée dans un champ de blé mûr. Nous posâmes le pied sur ce tison fumant, et nous étouffâmes la flamme.

Pendant que l’Angleterre se rassurait, que l’Autriche prenait son parti d’une intervention qui n’avait pas justifié ses craintes, un nouvel incident vint réveiller les soupçons de ces deux puissances. La frégate russe le Polkan, commandée par le capitaine Youschkof, mouilla dans le port de Gravosa. Cette frégate devait, d’après les instructions remises à son capitaine, me seconder activement dans la protection du Monténégro. C’était la première apparition que faisait le drapeau russe sur la scène politique depuis sa malheureuse campagne de Crimée. Il y avait une certaine habileté à ne pas montrer ce drapeau isolé, mais on comprendra que nous fussions moins empressés à nous targuer d’une solidarité qui pouvait à la longue devenir compromettante. Dans une question où nous ne voulions apporter que des tempéramens, les Russes apportaient au contraire une ardeur parfois excessive. L’échec infligé aux armes du sultan les comblait de joie, ils n’avaient nul désir d’en atténuer la portée ; l’occasion d’humilier l’Autriche leur semblait précieuse, le mécontentement de l’Angleterre les inquiétait peu. Ils avaient