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voulant d’autres distractions que les cérémonies de l’église romaine, « affectionnés au gain, » ils formaient avec leurs voisins du Monténégro le plus complet contraste. La domination autrichienne, succédant à la domination française, ne paraît pas les avoir changés. Leur activité commerciale a diminué ; leurs habitudes n’en sont devenues que plus paisibles. Assise entre deux ports, Lacroma et Gravosa, ports excellents, mais presque toujours vides, la ville de Raguse est, de toutes les cités du monde, celle où l’on fait assurément le moins de bruit. Quand on parcourt ses longues rues pavées de larges dalles, qui ne résonnent jamais sous le fer des chevaux, et, où les passans mêmes semblent craindre d’élever la voix, on se croirait vraiment transporté dans quelque nécropole antique. Ces murs silencieux renferment cependant une population heureuse, — si heureuse et si calme que le moindre incident l’effarouche. La seule ombre que le ciel ait mise à sa félicité, c’est le voisinage d’un état dont elle a bien souvent maudit l’indépendance. Si le ciel n’avait pas créé les Monténégrins, les Ragusais n’auraient connu sur cette terre que des jours sans nuages et des nuits sans inquiétudes ; mais la vue de leurs villas saccagées leur rappelait l’invasion de 1807, et ce souvenir, bien qu’il ne fût plus fait pour troubler leur sécurité, hantait encore leurs rêves et entretenait leurs rancunes. L’annonce que des vaisseaux français allaient prêter main-forte au peuple turbulent, éternel objet de leur antipathie, ne pouvait qu’exciter l’indignation des honnêtes bourgeois de Raguse. Le moment était en effet bien choisi, disaient-ils, pour venir au secours de pareils brigands ! Assaillie, sur la route de Klobuk pendant qu’elle essayait d’opérer sa retraite, l’armée d’Hussein-Pacha avait été détruite ; l’Herzégovine se trouvait complètement ouverte, l’agitation gagnait la Bosnie et l’Épire. Que n’avait-on plutôt laissé faire les Turcs ? Toutes ces interventions de consuls, ces suspensions d’armes exigées au nom de l’humanité, n’avaient jamais profité qu’au plus déloyal et au plus perfide. Ce beau zèle venait d’aboutir au désastre de Grahovo. »

Les vaincus, il faut bien le dire, avaient beaucoup contribué à accréditer cette idée. Il est rare qu’on n’essaie pas d’expliquer ou de déguiser sa défaite, et c’est chose tentante que de pouvoir l’attribuer à la trahison ! Les Turcs prétendaient donc avoir été trahis. Ils avaient d’abord accusé le secrétaire du prince, un jeune Français plein de feu et d’action, que le prince avait envoyé sur les lieux. Peu s’en fallait à cette heure qu’ils n’accusassent les consuls. Comme le pauvre Mercutio, ils trouvaient qu’on s’était fort mal à propos interposé entre eux et leurs ennemis, puisque leur armée n’en avait pas moins été battue, et ils se seraient volontiers écriés avec l’adversaire de Tybalt : « A plague o’ both your houses ! I was