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sur l’autre rive de l’Adriatique. C’est ainsi qu’en l’année 1516 le règne des kniazes fit au Monténégro place, à l’autorité temporelle et spirituelle des vladikas. A dater de ce jour, les Monténégrins n’eurent plus d’autres lois que leurs traditions, ne connurent plus d’autre lien social que leur fanatisme. Quand il fallait combattre, les popes et l’évêque marchaient au premier rang ; les bénédictions de l’église. attendaient le guerrier qui, après tcheta, rentrait à Cettigné chargé du plus riche butin ou y rapportait le plus de têtes coupées. Les Turcs, on le croira, sans peine, n’hésitaient pas à prendre de sanglantes revanches. Il y avait autant de têtes de Monténégrins exposées sur les murs du konak de Scutari que de têtes d’Osmanlis rangées sur les créneaux de la grande tour de Cettigné. Les Turcs avaient d’ailleurs sur leurs ennemis iun inappréciable avantage : les balles et la poudre ne leur manquaient jamais. Privés de tout accès à la mer, séparés par les possessions ottomanes du reste des humains, les habitans de la Czernagora, si l’on veut donner au Monténégro son nom serbe, n’auraient probablement pas échappé à la destruction sans l’appui de la république de Venise. Cette union ne fut pas exempte de nuages, mais elle donna aux Monténégrins le moyen de subsister. Il leur fallait de toute nécessité un patronage extérieur, ne fût-ce que pour faire sacrer leur évêque et pour se procurer dans les années de famine du blé, en tout temps des munitions. Aussi, quand la grande république eut cessé d’exister, le Monténégro fut-il fort heureux de trouver la bienveillance et d’obtenir les secours de la Russie.

L’accroissement de la population ne pouvait pas être très rapide dans un pays où l’on tenait à honneur « de ne pas mourir dans son lit. » Les persécutions exercées par les Turcs dans la Bosnie et dans l’Herzégovine se chargèrent de combler les vides qui se produisaient dans les rangs des rebelles. C’était la coutume alors de garnir les frontières de colons militaires, auxquels tout était permis, pourvu qu’ils tinssent l’ennemi à distance. Les incursions de ces enfans perdus, de ces bachi-bozouks, sur les terres voisines n’étaient pas considérées comme une violation de la paix. Pour que la paix fût rompue, il fallait qu’on eût fait marcher l’artillerie. On peut se figurer quel devait être l’état des provinces confinant d’un côté à la Hongrie, de l’autre aux possessions vénitiennes. Les bachi-bozouks y régnaient en maîtres ; le pillage, le meurtre, le viol, l’incendie, désolaient incessamment ces malheureuses contrées. Aussi était-ce de là, de l’Herzégovine surtout, que venaient au Monténégro les recrues qui repeuplaient ses districts ravagés. Dès qu’un Herzegovinien, exaspéré par les mauvais traitemens, avait tué un Turc, il fuyait vers la Montagne-Noire. Dans ces gorges profondes, inaccessibles, trouvaient également un asile ceux à qui les