Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
494
REVUE DES DEUX MONDES.


aura su par un mot, par un signe de sa sœur, que la robe noire et « je suis veuve » ne sont qu’un stratagème, et il persiste, et il avoue qu’il était au fait de la petite comédie. Ici le quiproquo atteint aux proportions d’une folle gaîté, jusqu’à ce que l’on voie apparaître Claire avec une lettre de faire-part qui rétablit chacun en sa vraie situation. La veuve réelle est prise au piége que lui a tendu sans le vouloir la veuve fictive, à la grande satisfaction des sentimens vrais et honnêtes.

Nous ne voulons pas quitter cette charmante pièce sans relever un détail infiniment petit que nous aurions supprimé, quoiqu’il provoque le rire du public. « Ça se corse » est une manière de dire qui peut surprendre agréablement dans la bouche d’une jolie femme, mais qui semble faire tache dans une comédie dont le langage est excellent. « Les délicats sont malheureux, » il faut les écouter pourtant, car ils finissent toujours par avoir raison. M. Pailleron a rencontré des talens très distingués pour interpréter sa comédie. La finesse, le mordant, l’entrain aussi joyeux que brillant de M’"" Arnould-Plessy ont emporté tous les suffrages, M. Febvre la seconde admirablement ; Mme Ponsin joue son rôle de sœur et d’amie avec une rondeur qui prépare à merveille le malentendu. Cet heureux ensemble promet la durée à un succès qui a été franc, légitime, et où l’on retrouve avec l’esprit du temps un peu du bon rire d’autrefois.

C’est comme une tradition reçue de répéter que le Turcaret de Lesage est moins bien accueilli que dans le principe : on l’a toujours dit, et toujours la pièce amuse les spectateurs qui aiment à concilier l’intérêt de leur plaisir avec les exigences de leur goût. Le rire n’y éclate bruyamment que dans les deux derniers actes, mais rien ne languit dans les autres ; c’est une intarissable fécondité de traits plaisans, de mots heureux, d’expressions neuves, que cette comédie jette à l’auditoire sans effort. Jamais Lesage n’a mieux prouvé à quel point il possédait cet esprit naturel que Voltaire lui accordait avec dédain, comme si c’était un petit éloge. Il faut pourtant qu’il y ait une raison à ces réserves de quelques-uns qui n’osent rire et applaudir qu’à moitié, dans la crainte où ils sont de rire contre les règles et de s’amuser sans la permission unanime de la critique.

On dit que le personnage de Turcaret n’est plus de notre temps. Qu’on se donne au moins la peine de chercher quels seraient les ridicules, je ne dis pas qui distinguent, mais qui pourraient distinguer un financier de nos jours ! Donnons-lui pour maîtresse une femme échappée du grand monde et qui n’en est pas encore tout à fait exclue ; il a certainement assez d’orgueil et d’or pour prétendre à cela. Si par hasard il était marié, et qu’il fût d’ailleurs amant titulaire, il souffrirait très patiemment les délais d’un mariage qui couvre d’un voile décent le commerce de galanterie auquel on s’en tient volontiers de part et d’autre. Pas n’est besoin d’ajouter que la dame de condition vraie ou prétendue a des