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REVUE. — CHRONIQUE.


troisième arrivent l’air pensif, les silences, l’amitié qui ne suffit plus, une larme furtive. Dans la quatrième entrent en jeu les nerfs, les pâleurs ou les rougeurs, les imprécations, la fatalité ! Quatre périodes renfermant l’art tout entier de ces petits-maîtres nouveaux, quatre règles comme dans la méthode de Descaries. Quand la passion qu’elle a vue naître et grandir en est venue là, Mme d’Hailly a recours à l’infaillible moyen, une grande robe noire, et ces mots prononcés d’un air pénétré : « Je suis veuve ! » Après quoi, le compte de l’amoureux est réglé, car les conditions sont changées, la convention tacite est dénoncée : cette déclaration met en fuite tous ceux qui venaient sur la foi des traités. Ils sont « liquidés, » suivant la plaisante expression de M. Pailleron.

N’allez pas vous récrier contre ce spirituel scepticisme de femme à l’endroit des grandes phrases d’amour : il est dans la nature. Croyons-nous de bonne foi qu’une femme de bon sens et pas trop aveuglée par son amour-propre sera aisément dupe de notre éloquence amoureuse ? Où jamais ce persiflage fut-il mieux placé que dans la bouche (notez-le bien) d’une personne aussi vertueuse que spirituelle, et quand il s’agit d’amours faux et de caprices très calculés ?

Il est vrai que l’ironie intarissable de Mme d’Hailly répand toutes ses moqueries sur le pauvre George de Piennes, qui l’aime sérieusement et qui n’adressait pas ses vœux à la femme séparée, à la femme dont la chaîne est relâchée sans être rompue. C’est précisément là ce qui produit le comique de la situation. George ne peut savoir que le sort du défunt n’est pas connu, que la commission dont sa sœur était chargée n’est pas faite. De son côté, Mme d’Hailly ne voit dans George qu’un adorateur de plus, entrant dans la période agressive et orageuse, celle de la passion qui ne songe plus à la retraite et qui brûle ses vaisseaux. Voici que le malheureux George, qui s’était discrètement tenu dans les termes de l’amitié respectueuse, n’est plus obligé à la même réserve ; Mme d’Hailly est veuve, il se déclare. La quatrième période commence pour lui sans qu’il s’en doute. Est-ce sa faute si l’amour vrai s’exprime comme le faux, qui toujours singe l’autre ? Il n’aimerait pas, s’il ne parlait comme il le fait ; mais Mme d’Hailly ne sait pas ce dont George est informé, et elle s’amuse de ce qu’elle prendrait fort au sérieux dans le cas où elle connaîtrait sa situation. Plus elle rit, plus il se livre à ses sarcasmes. La vivacité de la passion ne fait que redoubler la verve de la plaisanterie et réciproquement ; c’est là une scène d’excellente comédie.

Cependant le malentendu ne peut durer toujours, et le moyen infaillible de Mme d’Hailly en amène tout naturellement la fin, u Je suis veuve, monsieur ! — Je le sais bien, madame. » Quoi donc ! il ne prend pas la fuite ? D’ordinaire, ce mot magique faisait une révolution complète, il transposait les situations, le danger passait d’un côté à l’autre de la scène et avec lui la terreur. Rien de semblable ici : George serait-il différent des autres ? Que dis-je ? aurait-il plus d’effronterie que les autres ? Il