Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des faibles, des infirmes, la dépouille mortelle de ce grand serviteur de la France, dont l’âme, qui fut la dureté même, n’entendit jamais une plainte, et ne laissa jamais échapper un accent d’humanité ? On ne serait point choqué de rencontrer en tel lieu le monument d’un Vauban, d’un Catinat, ou de tout autre héros de guerre ayant tempéré son énergie d’un peu de bonté ; mais on y est mal à l’aise au contraire pour repasser en mémoire les services de Louvois, et l’on y songe trop aux méthodes par lesquelles il les rendit. Il n’y a qu’un hôpital où Louvois pouvait être convenablement et dignement enterré ; c’est cet hôtel des Invalides qu’il fonda, et qui résume d’une manière grandiose tout ce qu’il eut jamais de pensées d’humanité. Grand homme cependant en dépit de ses vices d’âme, celui dont la sépulture appelle légitimement une telle place[1] !

Tonnerre possède encore un souvenir d’un autre grand homme de guerre, un portrait de Davout, prince d’Eckmühl, qui fait l’unique curiosité du petit hôtel de ville. Je n’ai point été surpris de rencontrer à Tonnerre le portrait du prince d’Eckmühl, puisqu’il était Bourguignon, et, qui plus est, du département de l’Yonne ; mais je n’ai pu trouver personne qui ait pu me dire d’où venait ce portrait, qui l’avait donné à l’hôtel de ville de Tonnerre, quel en était l’auteur, et à quelle période de la vie militaire du maréchal il se rapportait. La peinture, sans être bonne, offre cependant un réel intérêt. Le maréchal est debout, présenté de face, la tête nue ; derrière lui s’étend une longue plaine grise comme une des steppes de cette Pologne dont il faillit être roi. Quoique ce portrait soit sensiblement différent de tous ceux que j’ai vus, il a dû être fort ressemblant à une certaine heure. Il a été peint visiblement non dans une période de repos, mais au milieu même d’une campagne, car les veilles, les fatigues, les soucis, ont amaigri et pâli les joues, étiré les traits, creusé les yeux de ce visage que le génie de la guerre a marqué d’une empreinte de mâle stoïcisme, de résolution calme et, nuance que je n’ai remarqué que dans ce portrait, un peu triste.

  1. Cette église de Tonnerre possède aussi un saint-sépulcre du XVe siècle, qui est fermé sous clé dans une sorte de cellule. Malheureusement je l’ai vu sans le voir. Il m’a été montré par un sourd-muet de l’hôpital, qui, après m’avoir traîné dans cette cellule avec une violence nerveuse extraordinaire, n’a cessé ensuite de me distraire par ses signes désordonnés et de m’assourdir de ses glapissemens rauques. Je n’ai donc pu conserver assez de liberté d’imagination pour contempler à mon aise cette sculpture.