Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment ; il lui fallut accepter cette décision bizarrement cruelle. Un instant après la mort de Louis XV, il eut l’espoir que le changement de règne ferait cesser cette destinée ridicule; Louis XVI confirma les ordres de son grand-père, et tint à ce qu’ils fussent exécutés avec la plus impitoyable sévérité. Toute la dernière partie de la vie de d’Éon ne fut qu’une longue série de déboires où la tristesse se mêle à l’indécence, et qui atteignirent plus d’une fois les dernières limites de l’humiliation. Nous ne nous amuserons pas à remuer ce chaos d’anecdotes, un des marais les plus impurs du XVIIIe siècle expirant, et nous aimons mieux terminer cette esquisse rapide de la vie du pauvre papillon, — un papillon d’une espèce singulièrement robuste, quelque chose comme le sphinx à tête de mort ou le fulgore porte-lanterne, — par un fait qui l’honore singulièrement. Il lutta longtemps, avons-nous dit, pour obtenir qu’on lui laissât porter ses habits d’homme; quand il eut pris l’engagement de porter le costume féminin, il l’exécuta avec une loyauté admirable. La révolution, qui emportait tant d’autres vœux d’un caractère plus sacré, emportait à plus forte raison les vœux féminins faits par d’Éon sous l’ancienne société. Il se trouvait naturellement délivré; cependant il ne profita jamais des facilités que lui donnait l’écroulement de l’ancien ordre de choses, et, respectant jusqu’à la fin l’engagement qu’il avait pris et le secret qui l’y avait contraint, il mourut sous ses habits de femme en plein régna de Napoléon.

De la vie de d’Éon, il ressort avec la plus extrême évidence que toute chose occulte est mauvaise en soi, et ne peut mener qu’à des résultats lamentables. Rien n’est innocent de ce qui est clandestin, même lorsqu’on poursuit un but honnête ; comme l’abîme appelle l’abîme, ainsi les ténèbres appellent les ténèbres, et celui qui entre dans cette voie marche fatalement soit au malheur, soit au crime. Sa main frappera sans reconnaître ce qu’il frappe, ou bien lui-même tombera frappé par une main invisible qu’il ne pourra saisir, heureux encore s’il ne lui arrive pas quelque aventure pareille à celle de ce capitaine anglais qui, se trouvant engagé au milieu d’une armée de crabes, fut dévoré vif. Toute la lamentable destinée de d’Éon est contenue dans le fait de cette première mascarade diplomatique de Russie. Pour avoir porté un certain jour un certain travestissement, il fut obligé de le porter toute sa vie; ce costume de bal masqué se colle à sa chair comme une autre tunique de Déjanire et fait désormais partie de son être. Plus d’un jeune lecteur peut tirer de cette étrange histoire un double avertissement qu’on peut formuler en ces termes : ne jouez jamais avec les frivolités sous prétexte que ce ne sont que des frivolités, car les choses sérieuses dépendent des choses légères; ne jouez pas davantage avec