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cette hypothèse, ne serait-il pas possible que la police diplomatique de Londres, ayant eu soupçon de l’ambassade en partie double de d’Éon, et ennuyée d’ailleurs de ses relations passablement ténébreuses avec la princesse Sophie-Charlotte, l’épouse de George III, ait profité de l’ignorance du comte de Guerchy pour soulever sous main cette affaire? Quoi qu’il en soit, Guerchy adressa au cabinet de Versailles la prière de rappeler d’Éon, et en même temps somma ce dernier de rendre ses papiers. Grand fut l’embarras de Louis XV lorsqu’arriva la demande de Guerchy. S’il ne cédait pas, il lui fallait avouer le plan secret dont d’Éon était chargé et révéler à son ministère l’existence du fameux cabinet occulte; s’il cédait, il lui fallait sacrifier un serviteur dévoué qui n’avait agi que par ses ordres. Il crut se tirer d’embarras en ne choisissant pas entre ces deux partis, mais en les acceptant tous les deux, à la fois. De. la même plume dont il signait au conseil le rappel de d’Éon, il lui écrivait : Je suis content de vos services, restez à Londres, mettez les papiers en sûreté, et ne rendez rien. Fort de cet appui, d’Éon, bravant les foudres de Versailles et les injonctions de l’ambassadeur, refusa de céder aux ordres qui lui étaient donnés. Alors commença entre Guerchy et d’Éon une lutte atroce, implacable, sanguinaire même, où fut épuisé tout ce que la haine a de noires ressources pour le mal, et cette lutte dura des années. Du côté de d’Eon, la résistance fut véritablement héroïque; rien ne put l’ébranler, ni lui faire lâcher son poste, ni la calomnie et les outrages jetés à pleines mains, ni le besoin d’argent, ni les espionnages multipliés, ni les menaces d’assassinat. Il sut éventer toutes les ruses et déjouer toutes les machinations. Ne pouvant réussir à le faire partir pour la France, Guerchy semble avoir voulu l’y faire transporter de force; telle nous paraît du moins l’explication naturelle d’une certaine histoire de vin de Tonnerre à l’opium que d’Éon traita nettement de tentative d’empoisonnement, et qui ne fut probablement qu’un stratagème pour l’enlever pendant son sommeil et confisquer ses papiers. Ce qu’il y a de certain, c’est que d’Éon fit partager son opinion à la magistrature anglaise, car il fit condamner comme coupable de tentative d’homicide Guerchy, qui ne dut qu’à son immunité d’ambassadeur d’échapper aux suites de la sentence prononcée contre lui. Il mourut peu de temps après, et il est permis de croire que le dépit et la douleur hâtèrent sa fin. D’Éon triompha donc, mais dans quel état le laissait ce triomphe! Meurtri de la lutte, souillé de la boue qu’il avait reçue et de celle qu’il avait lancée, il avait acheté sa victoire à un prix qui rend presque toujours inévitable une future défaite, si les circonstances de la vie veulent que la guerre recommence sur un autre terrain.