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On ne saurait contester que dans le mouvement social, malgré de nombreuses pertes particulières, il y ait bénéfice. Celui du capital est évident; la France fait pour une somme énorme d’affaires et pour 1 milliard 1/2 d’économies annuelles. Quels peuvent être les bénéfices des travailleurs? Devant la faiblesse du salaire moyen, à peine ose-t-on parler des profits de la main-d’œuvre, et l’on est tout près de s’associer à la pensée de ceux qui s’expriment avec amertume et pitié sur le sort de cette admirable classe ouvrière de France, chez qui « la misère la plus poignante n’étouffe le germe d’aucune vertu[1]. » Sans doute les travailleurs endurent de pénibles souffrances; dès qu’un homme souffre un peu, c’est trop, et, s’il est possible de le soulager, on n’y doit pas manquer. Cependant ne se trouverait-il pas quelque exagération aussi bien dans la misère poignante que dans les vertus de la classe ouvrière? Nous n’avons garde de décider si les travailleurs ont le nécessaire, c’est chose fort délicate de s’ériger en appréciateur des besoins d’autrui, la résignation devient trop facile; mais ne semble-t-il pas que les travailleurs aient du superflu?

La Bourse indique la situation de la fortune du pays, le cabaret indiquera celle de l’ouvrier. Des renseignemens puisés aux meilleures sources et pourvus de tous les caractères d’authenticité, il ressort qu’en France on compte 400,000 cabarets et débits de boissons, où se fait une consommation de liquides s’élevant à 2 milliards 1/2 de francs par an. Suivant les appréciations les plus modérées, la part de la consommation des classes laborieuses aux cabarets et débits de boissons est annuellement de 1 milliard 800 millions, le tiers au moins du produit agricole et la sixième partie environ du salaire et du produit général.

Nous reconnaissons volontiers qu’il faut à chacun quelques délassemens et une certaine part de superflu, chose si nécessaire que plusieurs y sacrifient l’indispensable; mais enfin le capital est le résultat de l’économie prélevée sur les fruits du travail antérieur par la privation et l’abstinence. L’ouvrier n’a pas de privilège pour la création du capital, et ne pourra le former plus ou moins qu’en sachant s’abstenir. A la vérité, il s’abstient déjà et se prive lui-même et sa famille du nécessaire afin de subvenir aux dépenses du cabaret. Supposons néanmoins que les buveurs français veuillent réduire d’un tiers ou d’un quart seulement leur consommation, c’est-à-dire sacrifier un petit verre ou une bouteille sur trois ou quatre, et diminuer de moitié, au grand profit de la santé et de la morale, ces excès dont le déplorable spectacle s’étale trop sou-

  1. Banfield, traduction d’Emile Thomas, p. 192.