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besoins surpassent nos facultés, et que dans l’état social nos facultés surpassent nos besoins. » En d’autres termes, dans l’état primitif et sauvage, l’homme consomme plus qu’il ne produit ; alors il ne peut exister que des pauvres, les riches y sont aussi impossibles qu’inutiles, parce qu’il n’y a pas de surplus de production. Malthus prétend que l’accroissement de la population est géométrique, tandis que celui de la production est arithmétique ; néanmoins le travailleur civilisé produit évidemment plus qu’il ne consomme (à l’exception des matières combustibles). Certains agronomes avancent que les familles ou groupes agricoles produisent l’équivalent de deux fois et demie leur consommation.

C’est ainsi que l’existence du riche et du lettré non producteurs devient possible et même indispensable pour arriver à consommer le surplus de la production et pour constituer, en payant ce surplus, le seul bénéfice rationnel du producteur. « La supériorité des facultés sur les besoins, créant à chaque génération un excédant de richesse, lui permet d’élever une génération plus nombreuse ; admirable harmonie[1] ! » Oui, sans doute, mais à la condition de trouver celui qui pourra consommer les résultats de la supériorité des facultés sur les besoins. L’ouvrier doit forcément produire plus qu’il ne consomme pour deux motifs. D’abord il est généralement obligé de vendre son travail ou ses produits au prix de fabrique, et de racheter tout ce dont il a besoin au prix de détail, d’où résulte un écart défavorable que les sociétés de consommation cherchent à atténuer. Ensuite l’ouvrier, afin de réaliser des bénéfices chaque année, doit toujours produire plus qu’il ne consomme en valeur comme en quantité ; autrement l’échange commercial, qui profite au moins à l’un des deux contractans, serait remplacé par le troc simple et circulaire, ou troc pour troc, sans gain ni bénéfices. La limite de la production de chaque métier serait exactement la consommation du métier voisin et réciproquement, d’où résulterait le salaire consommateur parfaitement égal au salaire producteur, c’est-à-dire une complète absence de progrès et une véritable stagnation économique dans un cercle d’opérations stériles qui ne pourrait jamais s’agrandir. Quand même tout l’or du monde serait entre les mains de l’ouvrier, les valeurs nominales changeraient ; mais où trouver le bénéfice ? Il y a plus de profit à échanger commercialement 4 francs contre 5 qu’à troquer simplement 1,000 francs contre 1,000 autres. Le capital et le capitaliste peuvent seuls rendre cet inestimable service de transformer le troc simple circulaire et stérile en échange commercial et lucratif.

  1. Bastiat, Harmonies économiques, p. 533.