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portée par l’opinion publique. Il la repousse ou la sanctionne; certes le privilège est grand, mais, pour le bien exercer, il ne faut guère que de l’honnêteté, une intelligence générale des besoins du pays, quelquefois du désintéressement. L’administration même de la justice demande de tout autres qualités, une intelligence bien plus aiguë, des habitudes et des aptitudes spéciales que le premier venu ne saurait posséder. Aussi en fait, quand la chambre des lords devient cour d’appel, elle ne se compose plus que du chancelier, des jurisconsultes de la chambre (les pairs légistes), disons le mot, des parvenus. Les autres pairs ont cependant le droit de siéger, et parfois ils en usent : cela est arrivé dans le procès de O’Connell; deux pairs ordinaires entraînèrent par leurs voix sa condamnation. A une époque troublée et dans une affaire qui passionnerait la multitude, les lords ordinaires ne pourraient plus sans doute revendiquer leurs privilèges judiciaires sans soulever des colères qui pourraient devenir fatales à tous leurs privilèges. Bornée aux pairs légistes, la chambre des lords est cependant une mauvaise cour d’appel. Elle siège si rarement en cette capacité, à des intervalles si irréguliers, qu’on ne peut jamais prévoir le jour ou même l’année où elle prononcera ses jugemens, et le mot de jugement ne s’applique à ses décisions que par un abus de langage, car il n’y a point de juge qui prononce un arrêt : chaque pair se contente d’exprimer ses vues dans un discours adressé à la chambre dans les formes ordinaires. Les jugemens de la cour suprême d’appel perdent ainsi leu, force principale : ce ne sont que les opinions d’une majorité balancée souvent par une minorité presque égale.

Enfin la juridiction de la chambre des lords a pour inconvénient de scinder l’exercice du droit d’appel. Certaines affaires vont aux lords, d’autres, en plus grand nombre, au conseil privé. Expliquez, par exemple, pourquoi les appels des cours ecclésiastiques anglaises sont du ressort du conseil privé, ceux des cours ecclésiastiques irlandaises du ressort de la chambre des lords, pourquoi la Grande-Bretagne n’a pas la même cour suprême que les colonies! Dans cette confusion, des conflits peuvent naître aisément. Si l’un des deux tribunaux doit être quelque jour sacrifié, ce sera plutôt la chambre des lords. Ce qui la protège encore, c’est la jalousie naturelle des partis, car le chancelier en fonction choisit les juges au sein du conseil privé, et dans les questions politiques il désigne de préférence ses partisans, tandis que le comité judiciaire de la chambre haute est permanent et semble promettre plus d’impartialité. En cessant d’être une cour d’appel ordinaire, la chambre des lords restera sans doute toujours la haute cour de justice politique. On n’en saurait imaginer de plus solennelle, de plus procédurière