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Plus s’effacent les frontières vagues qui séparent l’aristocratie de la bourgeoisie opulente, plus la convoitise sociale devient ardente. L’être et le paraître se cherchent, se rapprochent, s’épousent. Dans un pays de privilèges, ce qui étonne, ce n’est point l’admiration que les enrichis éprouvent pour l’aristocratie, c’est plutôt le respect naïf que l’aristocratie ressent pour la richesse, et qu’elle ne cherche nullement à dissimuler. Ce sentiment vient du grossier bon sens de la race; elle respecte l’argent, elle sait que l’argent est une force, une réalité. Qui osera dire qu’un million soit une chimère, une valeur de caprice, une chose méprisable? L’imagination voit du premier coup ce qu’il y a dans ce mot, des maisons, des champs, le luxe, l’autorité, la pairie peut-être, c’est-à-dire le droit héréditaire à gouverner les hommes.

Le capital, qui sert de lien entre l’aristocratie et la bourgeoisie, grossit chaque jour avec une surprenante rapidité. En 1842, le revenu qui payait l’impôt à l’état (provenant de terres, maisons, chemins de fer, mines, commerce, actions industrielles, professions, corporations et établissemens privés) était de 3 milliards 900 millions. En 1862, l’impôt du revenu était payé par un revenu de 5 milliards 1/2 provenant des mêmes sources. De 1842 à 1852, en dix ans, le revenu taxé augmentait de 6 pour 100; de 1852 à 1861, dans les dix années suivantes, il augmente de 20 pour 100, du quart. En 1868, le revenu imposé dépasse 10 milliards. Quelle expansion du capital ! La classe qui en est dépositaire devient chaque jour plus nombreuse, plus ambitieuse. Tout remue, enfle, se transforme. La marée des classes moyennes monte toujours. Oter à ces âmes tendues vers la richesse la vue de grandeurs tangibles, éclatantes, serait leur ôter leur idéal.

L’Angleterre, la première, a connu la puissance des capitaux; elle a pu dès 1750 réduire l’intérêt à 3 pour 100. Elle n’a point tenu le capital d’une main avare enfoui dans les choses immobiles, elle lui a donné des ailes, cherché les aventures, les hasards; ses calculs ont rêvé la conquête de l’univers. A côté de l’aristocratie rayonnante, visible, maîtresse du sol, de la popularité, une autre s’est élevée lentement, d’abord humble et ignorée, cachée dans les comptoirs, derrière les gros livres au large dos de cuir, les murs de briques des usines. Dans l’horizon triste et fermé de la vie bourgeoise, pendant les journées sombres et taciturnes, les âmes sont illuminées par les visions de la noblesse, du luxe, de la puissance. La bourgeoisie tient les yeux fixés sur l’aristocratie, l’aristocratie cherche la richesse. Elle lui sert de patron, d’appui; elle la protège. « D’autres nations ont fait céder des intérêts de commerce à des intérêts politiques, celle-ci a toujours fait céder ses intérêts politi-