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tique que réveillaient chez lui ces noms d’hommes et de lieux d’une célébrité désormais sinistre.

Toutefois le principal épouvantail qu’offrait la Germanie aux Romains, c’étaient ses forêts épaisses. On se rappelle quelle barrière longtemps infranchissable la forêt ciminienne avait élevée entre la Rome primitive et l’Étrurie encore puissante et redoutée. Tite-Live, en racontant sous le règne d’Auguste l’histoire de ces premiers siècles, ne croit pas pouvoir mieux décrire ce que jadis cet obstacle inspirait de frayeur qu’en le comparant à ce qu’avait été, de son propre temps, l’immense forêt hercynienne. César paraît comprendre sous ce nom le Schwarzwald ou Forêt-Noire, le Rauhe Alp, et peut-être même le Jura de Franconie, puisque, faisant commencer la chaîne boisée sur les confins de l’Helvétie, il la voit se continuer le long du Danube. Elle a, suivant lui, une largeur de neuf journées de marche, et soixante journées ne suffiraient pas pour la parcourir dans toute sa longueur. Comme dit le proverbe allemand, l’écureuil, sautant d’arbre en arbre, y pouvait courir sept milles sans toucher terre.

Pline l’Ancien a sur elle d’étranges expressions, toutes poétiques. Il admire ses chênes énormes «contemporains du monde, » dont les branches, s’inclinant jusqu’à terre, enfantent de nouvelles pousses qui forment à leur tour d’immenses arcades ou s’entrecroisent en murailles inextricables. Il connaît d’autres forêts encore qui couronnent des falaises sur les côtes de l’Océan. Souvent les arbres de l’extrême bord se détachent, avec la motte de terre végétale qu’ont enserrée leurs racines, et glissent vers la mer; on les voit, debout sur cette sorte d’île, flotter à la surface des eaux, et les vaisseaux romains, que leur choc menace, sont tout étonnés d’avoir à livrer des batailles navales contre des troncs et des feuillages. Des animaux jusqu’alors inconnus errent dans ces bois. César y cite un bœuf unicorne qui ne serait, au dire de Cuvier, qu’un renne mal décrit, et ce bœuf urus, gros comme un éléphant, dont les cornes, montées en argent, servaient dans les festins barbares pour boire l’hydromel : c’est sans doute l’aurochs actuel de Lithuanie. César y désigne aussi des élans aux jambes sans articulations ni jointures, à ce qu’il croit; ces animaux ne se couchent pas pour dormir, et, si quelque accident les fait tomber, ils ne peuvent ni se soulever ni se redresser. Pline répète quelques-unes de ces fables et les augmente, par exemple lorsqu’il mentionne dans la forêt hercynienne un grand nombre d’oiseaux extraordinaires, dont les plumes brillent comme du feu dans les ténèbres. Est-ce le ver luisant qui a donné lieu à ce conte, ou bien le regard étincelant d’oiseaux de nuit? Une autre explication a été proposée : au moyen âge, les voyageurs avaient la coutume, dans le nord, de marquer leur route au